Qu’est-ce que la vérité?

Qu’est-ce que la vérité ? Cette interrogation fait partie de celles qui occupent les hommes depuis des millénaires. Les philosophes antiques grecs, les sages orientaux, les védas de l’Inde et la tradition judéo-chrétienne ont donné leur réponse, les modernes aussi, nous n’aurons que l’embarras du choix. Et que l’embarras tout court aussi, car d’une part la vérité est embarrassante en elle-même, et d’autre part on voit vite que le singulier de « LA vérité », ça ne va pas de soi. Alors est-il juste de compter de nombreuses vérités, selon ses domaines d’application et selon les personnes? Que penser d’une unique vérité à l’usage de tous ? Existe-t-elle, la vérité absolue? La définition retenue par les psychologues et les scientifiques est-elle la même que celle des spiritualités? A l’heure de la crucifixion, Ponce Pilate demanda littéralement à Jésus: « Qu’est-ce que la vérité? » La réponse fut navrante pour ma conférence : il n’y eut pas de réponse. Bien que j’aie éprouvé la tentation d’imiter le Christ, au moins sur ce point, j’ai finalement résisté et si vous voulez, nous irons ensemble à la rencontre de ce qu’on en a dit, cherchant la vérité avec tous ses chercheurs.

La vérité selon les dictionnaires est la conformité de ce qu’on en dit ou perçoit avec la réalité. Le contraire du vrai c’est ce qui est faux. Faux, mensonger. Et le contraire de la vérité, c’est non pas la fausseté, qui est d’un usage réservé à l’attitude volontairement fausse de certaines personnes, mais l’erreur ou le mensonge. L’erreur est toujours involontaire, le mensonge plutôt volontaire, mais quand on se trompe sur la vérité et qu’on diffuse cette erreur, on est bien dans le mensonge. D’où vient l’erreur? Du voile de l’ignorance, car personne n’aime se tromper volontairement. Certes, l’allégorie de la vérité la représente nue, tenant sereinement un miroir dans lequel se reflète le soleil de la connaissance, mais c’est un idéal. Notre vérité à nous est plus ou moins emmitouflée, et parfois, nous ne savons même pas où est le miroir !

Voilà qui rend délicat le serment qu’on fait prêter aux témoins dans un tribunal. « Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. » Bien sûr, il y a des menteurs avec préméditation et le serment s’adresse à eux plus précisément. Mais de façon générale, cela pourrait bien être impossible à tenir et celui qui prête ce serment commence sans doute à se parjurer rien qu’en le prononçant. Nous sommes d’accord que s’il s’agit de témoigner d’un éléphant, personne ne décrira une souris et c’est ce qui fait qu’un témoignage judiciaire, c’est mieux que rien car sans la vérité, on ne peut espérer rendre justice. Mais comment dire toute la vérité ? La vérité serait-elle comme un objet qu’on pourrait décrire exhaustivement? Notre cerveau aurait une programmation sans défaillance semblable à un celle d’un bon ordi? Non, avec la meilleure volonté du monde, nous sommes incapables d’une telle exhaustivité et d’une telle neutralité. En voici un exemple très simple. Lorsque nous fermons les yeux au début de mes cours de tao, nous nous amusons parfois à visualiser les personnes du cercle. Combien sommes-nous? Vêtus comment des pieds à la tête? Le résultat nous fait rire lorsque nous relevons les paupières, rire parce qu’il vaut mieux ne pas pleurer. Nos performances sont assez consternantes.

Nous nous apercevons que nous n’avons pas dit toute la vérité, et pas non plus rien que la vérité. Outre des erreurs complètes, comme oublier complètement quelqu’un ou placer X à la place d’Y, nous avons en effet une vision lacunaire des choses. Nous nous souvenons d’un pull, ou d’une couleur, rarement du bas du corps, ou alors aucun souvenir ne s’éveille. Nous sommes seulement d’accord que la personne n’était pas nue. C’est une vérité tronquée. Nous faisons pire. En effet, nous modifions la vérité, nous en rajoutons. C’est amusant quand au début d’un cours notre mémoire réhabille quelqu’un de pied en cap, affublant d’un sweet rouge une dame en gris, ce peut être grave dans d’autres circonstances. Car lorsqu’un élément important nous manque, il peut arriver que nous en convenions, mais lorsque nous modifions la vérité, nous en sommes généralement inconscients. Or c’est une erreur que nous pratiquons extrêmement couramment. Et si en plus nous nous mettons à interpréter ce dont nous nous souvenons, si nous jugeons ce que nous avons vu, nous risquons d’infléchir encore davantage le réel. Le réel devient brouillé par la vision personnelle que nous en avons. Entre lui et nous, les filtres de notre passé et de notre caractère, la vérité nous devient inaccessible.

En littérature, on appelle ça modaliser. Une modalisation, c’est quand un auteur intervient et colore de sa personnalité ce qu’il raconte ou décrit. Par exemple, je peux dire que la lune sort joyeusement des nuages, et témoigner dans un tribunal que ce soir-là, l’ambiance était excellente jusqu’au drame en question. Mais c’est juste une appréciation personnelle sur un fait neutre: la lune sortait des nuages. Quelqu’un d’autre plus tourmenté pourrait témoigner que dès le début de la soirée, l’ambiance était sinistre et que les nuages ne cessaient de galoper devant la lune. Cette idée du galop et la notion de ne pas cesser de faire quelque chose sont aussi des marques de la subjectivité de l’auteur. En littérature, cette présence du narrateur dans ce qu’il raconte est très appréciée, elle donne un point de vue pimentant un récit qui n’a pas d’incidence sur la réalité tangible.

Mais dans la vraie vie? Cette projection, cette intrusion de notre personne dans le réel empêche la neutralité objective. Imaginons une mère d’ado qui se plaindrait devant son fils qu’il ne cesse de la contredire et de s’opposer à elle. Le jeune homme pourrait rétorquer qu’en vérité, c’est exactement l’inverse. Comment savoir, où est la vérité exacte ? De toutes façons, nous sommes si aveugles sur nos fonctionnements habituels que depuis Adam nous préférons accuser l’autre plutôt que de regarder les choses en face. Personne dans le domaine des relations humaines n’est capable de toute la vérité, rien que la vérité : certains événements sont minimisés ou grossis, oubliés ou interprétés. Personne ne ment, peut-être, mais personne ne dit la vérité. On n’a plus accès qu’à ce qu’on appelle la vérité psychologique qui est plus ou moins éloignée de la vérité objective selon notre équilibre mental et émotionnel – et jusqu’à Sainte Anne. La vérité psychologique dépend de la personne, si bien que, comme l’a dit Pirandello dans une de ses pièces de théâtre, A chacun sa vérité .

En effet nous sommes façonnés par notre héritage génétique, notre histoire, nos conditionnements et par des connexions inconscientes. C’est cela qui nous donne une vision lacunaire ou pervertie de la réalité. Et cela dépasse le fonctionnement psychologique, les neurosciences nous le démontrent. Lorsqu’on examine en effet les zones du cerveau de gens dits normaux à qui on demande d’observer un objet ou l’autre, on remarque qu’alors ça ne s’active pas uniformément selon les personnes. Qu’un SDF dépressif et alcoolique ait le cerveau moins rapide et plus éteint que celui d’un Einstein ne nous étonnerait pas, mais il en est de même pour des individus ordinaires comme vous et moi. C’est inscrit dans notre fonctionnement neuronal, personne ne voit la même chose que quelqu’un d’autre : notre perception de la réalité est personnalisée, même devant un objet neutre.

L’activité particulière à chaque cerveau se comprend plus facilement si on ajoute que nous percevons cette réalité non seulement par les yeux et notre analyse mentale, mais aussi par les portes de nos quatre autres sens. La vérité complète du monde extérieur nous est donnée aussi par ce que nous en entendons, par sa saveur et notre sens du goût, par les terminaisons nerveuses du toucher que l’hérédité et nos conditions de vie nous ont données. On sait bien que certains ont le nez plus fin que d’autres et que tout le monde ne peut pas être parfumeur! Il en est de même pour tous nos sens et encore pour notre faculté d’analyser ce que nous sentons. C’est pourquoi au cours de ces expériences, certaines zones du cerveau sont plus ou moins allumées selon les personnes et leur degré de présence au monde, et aussi selon les objets présentés à leur observation. Même à leur insu, ces objets mobilisent plus ou moins de leur intérêt et touchent plus ou moins de leur émotionnel. Finalement, ce n’est pas de notre faute si nous ne voyons pas les choses exactement comme elles sont, l’objectivité ne nous est pas naturelle, c’est biologique.

Seulement nous avons appris que les neurones sont plastiques et du coup, même si nous risquons d’avoir toujours du vrai une approche personnelle et teintée de psychologie, nous avons quand même une marge de progression dans notre façon de capter le présent. Il suffit de nous entraîner à cultiver l’attention à ce que nous vivons pour accroître les capacités de nos sens et de notre jugement, pour élargir la conscience. Il n’est jamais trop tard pour s’y mettre… Mieux voir avec des lunettes, mieux entendre avec des prothèses, goûter ce qu’on mange avec un râtelier et s’entrainer à moins interpréter du haut de sa longue histoire ce que donne à vivre le monde, n’est-ce pas un beau programme pour la retraite ? Cet entrainement diminue la distance entre notre perception de la réalité et ce qu’elle est et nous sortira de notre fonctionnement plus ou moins pathologique. Il nous sera profitable à nous, et aussi à tous. Car la société étant formée par un ensemble d’individus, quand nous bougeons, quelque chose de l’ensemble bouge aussi.

D’ailleurs ce qui est vrai pour les individus est applicable aussi aux sociétés. Comme les individus qu’elles rassemblent, les sociétés voient la vérité d’une façon incomplète, ensuite, elles l’interprètent puis elles y conforment leurs usages et leurs lois. Pascal dans ses Pensées avait résumé cela dans une phrase célèbre:  » Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.  » Il avait étendu ce relativisme aussi au temps: « En peu d’années de possession les lois fondamentales changent. » 

Ce tour d’horizon disqualifie donc toute tentative de parler de La vérité avec un grand L. La vérité ne saurait dépendre de contingences aussi futiles que le passage d’un méridien dit encore Pascal. Elle doit être vraie partout et durablement. Or s’il y a sept milliards d’individus et sept milliards de vérités, la vérité est toute relative. Si nous étions foncièrement conscients de cette situation, nous pourrions en tirer une conclusion morale qui serait de pratiquer la tolérance. La vérité énoncée par chacun n’étant somme toute qu’une opinion sur la vérité, chacun a droit à son opinion. Aucune certitude n’est plus autorisée puisque toutes les opinions sont susceptibles d’être erronées et remplacées… Dans ces conditions, l’adhésion à un système quel qu’il soit n’est pas une opération sensée, mais une croyance sans véritable fondement. C’était d’ailleurs la doctrine des sceptiques de la Grèce antique : avec Pyrrhon, ils soutenaient qu’absolument toutes nos opinions sur les choses peuvent être réfutées par des raisons contraires, ce qui fait que rien n’a titre à être considéré comme vrai. Bien sûr, pas même leur théorie !

La conséquence du scepticisme est la paix de l’esprit de celui qui n’a plus ni à chercher une vérité supérieure ni à devoir la défendre. Au niveau des sociétés, la conviction que les vérités sont toutes relatives protègerait l’humanité contre les totalitarismes et la dictature de certaines vérités sur les autres vérités. Nous ne permettrions plus à aucune vérité relative de s’ériger en vérité absolue, aucun général ne pourrait plus s’arroger le droit de nous envoyer à la mort en tuant nos semblables pour des raisons d’état, puisqu’il n’existerait plus de raison d’état. Nous mourrions pour ou à cause des idées, d’accord, mais de mort lente, comme disait Brassens. Plus d’inquisition, plus d’enfer éternel, plus de camps de concentration, plus de lavage de cerveau. Plus d’idéologies type « Hors de l’église pas de salut » qu’elle soit religieuse ou politique. Enfin la tolérance…

Chez les Grecs encore, Protagoras il y a 2500 ans avait défini l’essence du relativisme en déclarant que « l’homme est la mesure de toutes choses », donc de la vérité aussi. Et il s’était demandé sur quel critère on pourrait mesurer qu’une opinion serait plus véridique qu’une autre. La réponse retenue fut simple : puisque c’est l’homme qui mesure la vérité, puisque la vérité dépend de l’homme et non pas l’homme de la vérité, il suffit de décider des critères profitables à l’homme pour dire ce qui sera considéré comme vrai. Ainsi, c’est l’utilité d’une perception de la vérité qui la rendra plus vraie qu’une autre. Partant de là, l’apiculteur connaitra la vérité des abeilles et le médecin la vérité du corps humain, point barre. De vérité absolue, point.

Ces points de vue sur la vérité trouvent une plaisante illustration dans la mythologie grecque. Zeus ne cesse de cocufier sa divine épouse et de lui raconter des bobards dont les Grecs s’amusent. Quant à Hermès, un de ses fils illégitimes, il fut lui, menteur et voleur dès sa naissance. Sortant du berceau pour une petite promenade, il s’avisa que la carapace d’une tortue ferait une lyre magnifique s’il lui trouvait des cordes, et que les boyaux des vaches d’Apollon seraient tout à fait appropriées à cet usage. Il lui vola donc des vaches et inventa le mensonge des chaussures à l’envers pour brouiller sa propre piste et du balai sur la queue des animaux pour effacer leurs traces et semer son grand frère. Puis, il mentit effrontément en paroles. Eh bien, Hermès fut un grand Dieu, ce menteur fut pris comme messager entre le ciel, les enfers et les hommes. N’est-ce pas un choix étrange que cet éloge du mensonge ? Et confier ses messages à un menteur, qu’en pensez-vous? La leçon du relativisme, c’est que puisqu’on n’est jamais sûr de la vérité, la beauté de l’intelligence et l’ingéniosité d’une ruse peuvent lui être préférables. Il vaut mieux confier ses messages à un messager intelligent, vif, et capable d’adaptation qu’à un imbécile honnête. Il y avait d’ailleurs dans les annales juridiques maints exemples de coupables avérés, acquittés en hommage à une belle plaidoirie.

Halte là! Clament alors les logiciens et les scientifiques. Cette désinvolture devant la vérité s’applique peut-être à la psychologie et à l’interprétation quotidienne des événements, mais elle fait fi de la rigueur dont le cerveau est capable dans les domaines de l’abstraction. Il est par exemple imparable que si A = B, et que B = C, A = C. Que l’homme le mesure ou non, le raisonnement est juste et les conclusions obtenues sont vraies. En philosophie et dans les sciences, on peut avancer avec une rigueur de propositions qui les rend cohérentes et démontables. Voilà bien une confiance erronée dans le raisonnement ! ont protesté les sophistes, preuves à l’appui. Par exemple ils ont proposé ceci qui est assez simple et connu : Socrate est mortel, or mon chat est mortel, donc Socrate est un chat. Difficile à contrer n’est-ce pas? Et l’histoire du Crétois menteur, vous connaissez? Si le Crétois déclare: « Je mens », comment raisonner ? Eh bien si c’est vrai, c’est faux et si c’est faux, c’est vrai. Car s’il dit qu’il ment et que ce soit vrai qu’il soit en train de mentir, alors le Crétois dit la vérité, du coup il ment quand il dit qu’il ment… Et s’il ment effectivement en disant qu’il ment, n’est-ce pas qu’il dit la vérité ? Et s’il dit la vérité, il ne ment plus… Un autre paradoxe est plus simple. Il tient à cette simple question: Vas-tu répondre non ? Dans ce cas, si c’est non c’est oui et si c’est oui c’est non. Si l’autre répond non, il dit oui (oui je réponds non), et s’il dit oui, ça veut dire que oui c’est ça, il dit non…

Au delà des jeux de logique et des prises de tête, la démonstration est claire : dans ce domaine aussi la vérité se voile, le cerveau n’est pas capable de tout résoudre et la raison non plus. Ce n’est encore pas de ce côté qu’il faudra chercher la vérité absolue. Même si le raisonnement et la logique sont d’une grande utilité aussi bien en philosophie qu’en sciences, à tout moment, le raisonnement peut rencontrer l’impasse. Pire, à tout moment, il peut s’égarer et partir en vrille loin de la vérité. Mon père m’avait raconté à ce sujet une histoire que j’aime beaucoup à propos d’une grenouille de laboratoire. La voici. Si on enlève une patte à une grenouille et qu’on lui dise « Saute », elle saute. Si on lui en enlève deux et qu’on lui dise « Saute », elle saute. Si on lui enlève trois pattes et qu’on lui ordonne de sauter, elle saute. Mais si on enlève les quatre pattes de la grenouille, alors elle devient sourde. Dans cette erreur particulièrement sinistre, il y avait pourtant de quoi avoir confiance : le raisonnement s’appuyait sur une expérimentation.

Or justement la vérification par l’expérience est une garantie de la vérité du raisonnement pour la recherche scientifique. De même dans nos existences. Si les même causes produisent systématiquement les mêmes effets, l’expérience sera reproductible jusqu’à ce qu’on puisse considérer que la chose expérimentée est vraie. Alors on en validera le principe. C’était même un principe pour les positivistes au XIXème siècle. Ce qui sera vérifié sera vrai, le reste sera non sens, erreur ou fiction – par exemple, Dieu. Le positivisme cherche la vérité dans le comment ça marche, et non pas dans des causes premières indémontrables. En poussant un peu, on dira que l’expérience rendra vrai l’énoncé. Concrètement, l’eau bout à 100 degrés mais toutes les Anglaises ne sont pas rousses.

Il est donc bon d’expérimenter. Certaines vérifications sont faciles : si vous êtes allergique aux cacahuètes, l’expérience est à la portée de la plupart des apéros. Si voussoupçonnez votre voisin de porter une perruque, vous pouvez sans doute la lui arracher. D’autres vérifications dans le domaine des sciences sont bien plus onéreuses et les protocoles deviennent très contraignants. Pour connaître la structure intime des atomes et valider certaines théories, l’accélérateur de particules du CERN à Genève a coûté des milliards et rassemblé les budgets de plusieurs pays. Mais enfin, vérifier reste possible et exaltant, n’importe qui peut reprendre l’expérience n’importe quand : si les paramètres sont identiques, la subjectivité et les personnalités n’interfèreront pas sur les faits. A la différence des vérités psychologiques, la vérité expérimentale est objective.

Il y a donc des vérifications expérimentales faciles, d’autres plus difficiles, et puis il reste des domaines où elle est impossible. Dans le cas de démonstrations mathématiques ou logiques, avec toutes les réserves des sophistes que nous avons citées, ce sera la cohérence du raisonnement qui en fera la validité. C’était l’avis d’Aristote et celui de Kant. Tant pis si on doit recourir au raisonnement par l’absurde. Tant pis si certains paramètres ne sont pas vérifiés. L’important comme disait Protagoras, c’est que ce soit utile. La limite de cette validation est que rien ne peut être validé par soi -même. Toute proposition doit appartenir à un système puisqu’il n’y a pas de cohérence possible avec un reste s’il n’y a pas de reste… Cela fait qu’il est impossible de considérer comme vrai un élément pris isolément, puisque aucun système autour de lui ne permet de le valider. En revanche si tous les éléments se tiennent et se soutiennent, s’ils permettent d’avancer dans la recherche, en particulier en mathématiques ou dans certains domaines de recherche théorique, on pourra les considérer comme vrais.

Ce qu’il y a de particulièrement important dans la recherche scientifique, mathématique et générale, c’est qu’elle procède à partir d’hypothèses de travail prêtes à être abandonnées ou modifiées selon leur utilité et les découvertes ultérieures. Ainsi la vérité n’est jamais définitive, elle est comme un territoire qu’on découvre peu à peu. D’ailleurs certaines allégories de la vérité la représentent non pas toute nue mais en train de se dévêtir. Considérer qu’on a atteint la vérité serait se priver de son strip-tease et se scléroser dans une vision pétrifiée du réel. Nous connaissons tous des gens qui ont des idées sur la vie bien arrêtées, au sens littéral du terme. Dès lors, si la terre est plate, il est hors de question qu’elle soit ronde, si les blondes sont des idiotes, pas une n’y échappera et si un temps les desserts ne nous ont pas réussi, peu importeront jusqu’à notre mort les efforts à la cuisine. Vite s’achève l’exploration de la vie et son intérêt. Au contraire, si la vérité – les vérités sont toujours à découvrir ou à redécouvrir, notre recherche sera toujours vive et multidimensionnelle. Comme l’allégorie nue au miroir, nous dirigerons notre regard et notre miroir ensoleillé vers l’extérieur et vers l’intérieur puisque, nous l’avons vu, la vérité s’adresse au vécu intérieur, au prouvé par l’extérieur, au raisonné. Et jamais nous ne croirons posséder la vérité puisque jamais miroir n’a enfermé le soleil… Ce sera d’ailleurs une saine attitude puisque parfois ce que nous estimons comme vrai de vrai peut cesser de l’être, tel est en particulier l’enseignement de l’histoire des sciences.

Prenons par exemple notre conception du monde. Nous avons longtemps cru qu’un chat est un chat et qu’une porte est ouverte ou fermée. Or, la physique quantique nous dit que oui, et qu’en même temps… non, du moins dans le domaine des particules. Il n’existe que des probabilités qui se figent seulement lorsqu’il y a observateur. Transposé à l’échelle du quotidien, tant que personne ne regarde, il est donc possible qu’une porte soit au même moment ouverte et fermée, et que le chat soit mort et vivant à la fois, comme celui de Schrödinger… Au moins dans le domaine du tout petit, un corps a la faculté d’être à la fois corps et onde, visible et invisible. Et s’il s’avérait que cette loi soit d’une manière ou d’une autre une loi générale, cela remettrait en cause toute notre façon de voir la vérité, la réalité du monde : la réalité solide n’est pas solide.

Voilà qui bouscule notre vision matérialiste des choses. Pour ceux qui ont fait de cette approche du réel leur lecture du monde, les matérialistes, l’objet seul est vrai et peut-être considéré comme réel. Une table est une table. Déjà, Magritte avait tiré la sonnette d’alarme en sous-titrant le tableau d’une pipe : « Ceci n’est pas une pipe. » Je ne peux pas la fumer, ce n’est pas une vraie pipe mais sa représentation seulement. Au delà de la blague et de la provocation, c’était soumettre l’existence du vrai à la perception que nous en avons, attirer notre attention sur nos approximations du langage qui entraine une approximation de la pensée. D’ailleurs, on a vu que personne n’aurait exactement la même table sous les yeux et qu’est-ce qui prouve que ce n’est pas une estrade? De plus, attendons suffisamment longtemps. Les vers se nourriront du bois et la table s’effritera jusqu’à s’effondrer. Elle deviendra de la poussière, de l’humus, et peut-être un jour une fleur au milieu d’un gazon. L’objet est soumis à l’œuvre du temps, nous aussi : en tant qu’objets animés nous sommes encore plus instables dans notre vérité qu’un meuble. Et ne parlons pas de circonstances qui modifient brutalement les objets ou les corps: un bombardement, un séisme ou un 11 septembre. Un objet présent ici, disparu demain peut-il constituer une vérité, c’était déjà une question. La physique quantique y ajoute une dose d’incertitude.

Allons plus loin. Les humains savent maintenant que cette table dont nous parlons n’est pas un plateau avec quatre pieds plus ou moins bien observés, mais une ensemble d’atomes remplis de vide. On dit que la terre vidée de son espace intérieur tiendrait dans une orange, alors que resterait-t-il d’une table, en vérité? Ceci n’est pas une table, c’est une illusion de table. Illusion, c’est excessif n’est-ce pas, puisque sur cette table sont bien posés nos verres. Ou peut-être que sur cette illusion de table sont posées nos illusions de verres, le tout n’existant que par un fonctionnement de notre esprit et de nos sens, le temps que nous en avons un, nous dont l’existence pourrait n’être qu’un rêve éphémère ? Dans le rêve tout a l’air vrai et pourtant tout est sans consistance : dès que nous ouvrons les yeux, cela disparaît. Hélas ! Brad Pitt n’était que notre oreiller… Et qu’est-ce qui nous assure qu’il n’en sera pas de même à la mort? Que, sortant du sommeil de l’existence, nous ne découvrirons pas que notre vie n’était qu’un rêve illusoire ?

Parler d’illusion est provocateur, mais c’est une façon de dire que notre perception du réel est relative à des paramètres eux-mêmes relatifs, donc instables. Par conséquent notre vérité est instable aussi. On a dit : il n’y a pas plus petit qu’un atome, puis il y a plus petit qu’un atome, puis une particule n’est pas une particule mais aussi une onde. Même la science la plus rigoureuse est sujette à la relativité de ses théories et ce que nous croyons le plus absolu est frappé de caducité ne serait-ce que par la mort. Une vérité à durée déterminée ne peut pas être la vérité vraie puisqu’un jour elle disparait … Alors n’y a-t-il vraiment pas de Vérité? De vérité suprême indépendante du temps et des perceptions que nous en avons? Comme nous avons vu que tout ce qui apparaît disparait, que tout ce qui a une forme change et perd cette forme, que tout ce qui a disparu réapparaît sous une autre forme, ce n’est pas de ce côté que nous trouverons la vérité absolue de la vie. Tout ce qui nait meurt, depuis les galaxies jusqu’à nous et cette étoile que j’admire, en vérité elle est morte depuis des millions d’années. Si toute forme n’est que vérité relative, nous avons donc le choix. Ou bien il n’existe pas de vérité absolue. Le monde n’est qu’une suite de vérités relatives et aléatoires, comme l’a défendu Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité.

Ou bien cette vérité absolue est sans forme. Elle n’appartient pas au monde visible des phénomènes mais au vide. Dans ce cas, il y a d’un côté le monde du paraître, de l’apparat, des apparences, celui des formes et du temps, de la chair, de la naissance et de la mort, celui qu’on voit avec ses deux yeux. De l’autre côté faisons l’hypothèse qu’il y a un monde sans forme exempté du temps qui passe, monde en deçà des étoiles, comme disent les bouddhistes, le tao, comme disent les chinois, le vide primordial.

Notre esprit habitué à prêter attention aux objets plus qu’à l’espace qui leur donne place se laisse abuser par le mot vide, et plus encore par celui de vacuité. Le mot fait peur à l’occident depuis des siècles et les grecs, si évolués qu’ils aient été, n’ont pas su inventer le chiffre zéro. Pourtant au sein de quoi les formes apparaissent-elles et disparaissent-elles ? Sans espace, où se poseraient les objets? N’empêche, nous nous n’aimons pas le mot « vide ». Ne pourrions nous pas trouver un autre mot? Si. Le mot « plein ».

Revenant à la tradition judéo-chrétienne, nous apprenons une autre définition de ce vide primordial: c’est l’Être, on pourrait même dire l’Êtreté. En effet, Moïse demande au buisson ardent comment nommer auprès des autres hommes cette puissance qui se manifeste à lui dans cette lumière qui ne se consume pas. « Tu diras que c’est Je Suis. Je suis celui qui est » répond Dieu (un des noms qu’on donne). Le vide n’est donc pas vide, il est plénitude sans forme de laquelle tout surgit, dans laquelle tout baigne et qui est notre vraie nature parce qu’elle ne passe pas et n’a jamais commencé. Les grands-mère taoïstes enseignent aux petits enfants à aimer les étoiles, puis elles disent que le plus important, c’est l’espace vide entre elles qui les relie, car la vacuité n’est pas absence de vie mais puissance de vie.

Une question se pose alors au chercheur de vérité : comment Moïse a-t-il pu voir ce buisson que jamais nous, nous n’avons rencontré? C’est même un tantinet agaçant. Voir, c’est une question d’œil, aussi les sagesses du monde entier se sont-elles intéressées à la vision. Elles sont d’accord que nous avons deux yeux horizontaux, ceux qu’on regarde quand on se dit « T’as de beaux yeux tu sais! » Ces yeux-là sont horizontaux dans notre visage, ils servent à découvrir le monde des phénomènes, dit aussi monde des formes par les bouddhistes. Plus l’angle de vision de ces yeux est large, plus notre conscience du monde qui nous entoure est large, plus l’angle est étroit, plus nous en avons une vision rétrécie, jusqu’à parfois des œillères. Vous savez, ces caches au bord des yeux qu’on inflige aux chevaux pour les empêcher de profiter du paysage hors de leur ornière. Enfin, large ou étroite, la vue reste dans la ligne des yeux. Utile, merveilleuse, horizontale.

Toutefois, les spiritualités et les mythes enseignent que voir avec ces deux yeux seulement, c’est voir incomplètement. Ils ne permettent pas de distinguer le buisson ardent. L’œil qui le permettrait c’est le troisième œil. Celui qui se trouve au centre, depuis l’espace entre les sourcils jusqu’au milieu du front à peu près. On le dit vertical. On le voit sur les murs des temples égyptiens, dans le triangle des francs-maçons, dans la pastille au front de millions d’Indoues. On l’entend dans les contes. C’est celui-là qui sert à voir l’invisible. Il est seul car l’invisible n’ayant pas de forme ne peut avoir de nombre, il est Un, comme l’unicité qu’il représente.

La mythologie grecque illustre cela en privant carrément de leurs deux yeux les hommes chez qui ce troisième œil est ouvert. Homère l’aède des dieux était paraît-il aveugle. Le devin Tirésias qui prit une part importante à la guerre de Troie par ses informations occultes, l’était aussi. Et Œdipe? Il avait, avec ses deux yeux, tué son papa et épousé sa maman… Que se passe-t-il quand il découvre la vérité ? Il se crève les yeux. On a souvent interprété cela comme un châtiment, une malédiction à lui-même infligée contre sa cécité précédente, mais d’autres disent que puisqu’il a compris qu’il a épousé sa mère (mère cosmique ou féminité intérieure) il a découvert la vérité, il est Un et n’a plus besoin de ses yeux de chair. Peut-être que vous allez m’objecter que le cyclope d’Ulysse, ce mangeur de matelots qui voulait faire un sort à Ulysse et à son équipage au motif qu’ils avaient mangé quelques uns de ses fromages, n’était pas précisément un sage malgré son œil unique. C’est possible. Mais pourquoi avoir cet œil ouvert obligerait-il à devenir Jésus ou Homère? Un berger sûrement peut rester berger, un SDF, SDF et un ogre, un ogre. Et deuxièmement, que dit le mythe? Qui a fermé cet œil unique ? Quand Ulysse s’était présenté, il n’avait pas donné son nom. Il avait déclaré qu’il se nommait Personne, littéralement « pas quelqu’un ». Autrement dit, aucune « personne » n’a ce pouvoir. Avec cette ruse d’Ulysse, le mythe explique que l’œil vertical qui ouvre et ferme la vision de la Vérité absolue ne peut dépendre d’aucune action humaine. Personne sur la terre ne peut crever un troisième œil, c’est dit en toutes lettres, parce que cet œil n’appartient pas au monde des formes mais au monde de l’Être.

Ainsi donc les deux yeux nous renseignent sur la multiplicité horizontale des apparences, l’œil unique nous dévoile l’unicité du vivant auquel nous appartenons.

Les découvertes d’aujourd’hui nous rendent cela plus accessible. Nous savons que sommes tous reliés, que nous dépendons tous les uns des autres, non pas seulement nous dans cette pièce mais tout l’univers. Par exemple, si l’un de nous se prenait maintenant à chanter à tue-tête, la soirée en serait perturbée pour chacun, et si le soleil disparaissait, qu’adviendrait-il de la terre? Nous devons aux découvertes de la physique quantique un élément scientifique qui va dans le même sens que le mythe, c’est le paradoxe EPR, du nom de leurs auteurs. Einstein et deux copains à lui voulaient discréditer la théorie quantique d’indétermination des particules. De ce que j’en ai compris, on part de l’idée que si deux photons s’éloignent l’un de l’autre, ils doivent le faire indéfiniment, donc si l’un bouge, l’autre aussi. Or, puisque selon la physique quantique, leur place est seulement probable et ne sera déterminée que lors de l’observation, quand l’un se déplace, l’autre doit attendre que l’information lui arrive à la vitesse de la lumière et plus ils s’éloignent, plus la simultanéité devient impossible. A un siècle de distance, des expériences chinoises de photons l’un sur un satellite et l’autre sur la terre ont réfuté Einstein et permis de conforter l’hypothèse controversée. Il s’est avéré que même séparés, ces photons restent en contact permanent car on les trouve toujours diamétralement opposés. Ils n’ont pas besoin d’échanger d’information à l’aide d’un moyen classique. Y aurait-il entre eux des millions d’années-lumière, lorsque l’un est détecté, l’autre le sait de façon instantanée. Comment ça se fait? Je cite ici Olivier Esslinger dans le site astronomes.com. « La situation pose problème car nous considérons les deux photons comme des entités distinctes possédant des propriétés locales. Par contre, le paradoxe n’en est plus un si nous considérons que les deux particules forment un système avec des propriétés non localisées dans l’un ou l’autre des photons. Le paradoxe EPR nous oblige ainsi à introduire un nouveau concept : la non-séparabilité. » On dit que ces photons sont intriqués.

Si la non-séparabilité reste vraie dans la suite des investigations de la science, si elle saute du monde quantique des particules pour arriver dans le monde visible, il sera scientifiquement prouvé qu’on appartient obligatoirement à l’unité du monde dans sa totalité visible et invisible. On comprendra mieux pourquoi des jumeaux séparés savent toujours comment va l’autre, on ne s’étonnera plus d’aucune synchronicité. En revanche, il sera toujours possible de ne pas en avoir conscience et de rester dans ce que les bouddhistes appellent l’erreur fondamentale.

Le troisième œil, c’est donc l’œil de la conscience. Dudjom Rinpoché, un maître tibétain, disait que « La Vue (verticale) est l’Intelligence de la Conscience claire, nue, au sein de laquelle tout est contenu : perceptions sensorielles et existence phénoménale. Cette conscience claire a deux aspects : la vacuité en est l’aspect absolu, et les apparences ou les perceptions, l’aspect relatif. » Notre origine est sans forme, pure lumière, puissance et amour, et notre existence est une plongée dans la forme. Dès lors, nous nageons dans le multiple, nous ne sommes qu’une forme parmi d’autres formes. Nous oublions notre véritable origine qui est pure conscience. Ici remarquons une troublante similitude entre le bouddhisme et la Grèce. Vérité en grec se dit a-léthéia, c’est à dire : état sans oubli. Quand on se rappelle que le fleuve qu’on boit aux Enfers pour oublier ses vies antérieures avant de s’incarner s’appelle Léthé, on se rend compte avec a-léthé-ia qu’il s’agit du même oubli de notre véritable nature.

Bon, si tout ça c’est une question d’œil, comment l’ouvrir? Ulysse nous l’a dit, on ne peut pas. Alors ? Médite, disent les traditions. Tourne ton regard vers l’intérieur. Si tu te contentes de t’observer sans rien attraper, juste en regardant passer tes pensées comme des nuages dans un ciel bleu, pour reprendre une comparaison ancienne, tu te rendras compte que ce qui observe ce qui bouge n’a pas de mouvement, pas de visage. Tu verras, si tu te vides de toi, si tu oublies quelques instants passé et avenir, ton histoire et ton nom, tu ne mourras pas pour autant. Au contraire il te restera le présent.

Il se peut qu’alors et tu ne sais pas comment, ton troisième œil s’ouvre. Tu connaîtras qu’au niveau absolu, les deux vérités absolues et relatives sont identiques ou comme dirait la science actuelle, intriquées. Le monde sans forme baigne la forme et l’inspire, la guérit et se donne à elle. Le monde de la forme est son enfant, merveille visible qui reflète la jubilation sans forme, la splendeur d’une gloire qui nous dépasse. Pas surprenant qu’aujourd’hui on découvre le vide au cœur de la cellule! Dans le silence de la méditation, il se peut que l’expérience se fasse en toi d’une lumineuse plénitude, claire lumière. L’expérience que l’amour est une puissance unique à l’intérieur et à l’extérieur de toi. Comme un Jedi de La guerre des étoiles, la force sera avec toi, puissance qui fait marcher les boiteux, voir les aveugles et sortir les morts de leur tombe. Alors dans cette vérité que tu es immortel, toute peur sera balayée. La vérité t’aura rendu libre. Dans ces conditions ne compte pas sur les pouvoirs pour te l’enseigner. Essaye par toi-même!  Tu verras, médite, pars à la conquête de la vérité, il se peut que le ciel descende. Et surtout ne te jette pas dans une croyance ni une croyance inverse, n’abandonne pas ta raison ! Comme on fait pour toutes les vérités qu’on cherche, contrôle, vérifie, expérimente, découvre !

Et ne crains pas: tu resteras aussi toi-même comme d’habitude, pas besoin de te crever les yeux! Car tu es à la fois mortel et sans temps, limité et infini, obscur et lumineux, mendiant d’amour et sa source-même. La vérité de qui tu es ne donnera que plus de saveur à la vérité de ton existence éphémère.