La question Pour qui tu te prends ? est rarement une question amicale. Elle indique une différence défavorable entre l’idée que nous avons de nous et celle que s’en fait l’autre. Elle pose d’une manière lapidaire la question de notre identité. Qui sommes-nous ? Il n’y a pas de question plus importante dans notre existence et elle concerne absolument tous les humains. Seulement, même si ça paraît facile de répondre au premier abord, dès qu’on s’y penche un peu, les complications apparaissent. Il n’y a qu’à voir comment nous parlons de nous. Je parie quelques différences entre ce que nous disons dans le cabinet du psy ou lors d’un entretien d’embauche. Est-ce parce que nous sommes réellement différents, de nous à nous ? Au cours du temps, sommes-nous les mêmes à 3 ans, 33 ans, 103 ans ? Et si nous nous faisions de nous une idée fausse ? D’où nous vient l’idée d’un moi, d’ailleurs, et du nôtre en particulier? Quels paramètres avons-nous intégrés pour le construire ? Comment arrivons-nous à insérer ce moi au milieu de huit milliards d’autres moi ? Les questions s’amoncellent. Ma grand-mère m’avait conseillé de répondre aux importuns dans la rue : « Je ne suis pas celle que vous croyez. » Alors, sommes-nous ceux pour qui nous nous prenons ?
Commençons par un petit tour du côté de l’étymologie. Pour le verbe prendre, c’est simple, la transmission est directe depuis le latin prehendere qui signifie saisir, s’emparer de. Pour qui nous saisissons-nous (et ne nous lâchons-nous pas) ? Il y a une notion de captation dans ce terme. Ensuite, l’étymologie du mot ‘identification’ nous amène à considérer en gros deux pièces de puzzle linguistique : le début, idem, et la suite –fication. Commençons par la fin. Fic, c’est fac, et toc ! c’est faire. C’est donc un processus de création, de fabrication qui est indiqué dans ce suffixe. Et le radical alors ? Eh bien, il est surprenant. Idem, ça signifie : le même. L’identité, qui nous semblerait être ce qui nous distingue des autres, à savoir ‘le ou la même’ que personne d’autre, signifie exactement le contraire selon la sagesse de la langue, autrement dit notre identité serait d’être comme tout le monde. Ça gêne.
On s’en tire en disant qu’il s’agit d’être le même que soi. Cela nous fige en une construction qui cherche à défier le temps et les mouvements psychologiques : de nos trois ans à nos cent trois ans, du bonheur aux deuils, le même. De plus, s’il y a construction, nous découvrons que l’étymologie nous mène en trois lignes à la fin d’une réflexion philosophique et quasiment au bout de cette conférence : il n’y a d’identité que l’identification… Quant à la définition du mot, les dictionnaires le définissent ainsi quand il s’applique à soi : s’identifier à quelqu’un ou quelque chose. On retrouve bien ici le sens du mot « même ».
Puisqu’il s’agit d’une construction, il n’est pas surprenant qu’au début de notre existence, nous ne nous prenions pour personne. Nous nous contentons de nous sentir vivants, et nous n’avons rien à déclarer. Mais supposons. Nous dirions simplement que nous nous sentons en vie, autrement dit que nous avons des besoins et des plaisirs élémentaires, sans doute au même titre que le petit chat, ou même que la plante si l’on en croit de récentes études. Vu le nombre de risettes à la minute de mes petits-enfants, c’est souvent une expérience plaisante : sentir, expérimenter, voir des visages aimés, goûter, être éveillé, faire caca, dormir. Dans les ephad, les soignants rencontrent des vieillards retombés en enfance, sans plus de notion d’identité, souvent le plaisir en moins. Entre ces deux extrémités, que s’est-il passé pour que nous nous prenions pour quelqu’un ?
Eh bien, en premier lieu, nous avons eu besoin d’être identifiés. On nous a donc donné un prénom d’abord, le nôtre et pas celui d’un autre. Aucune maman n’appellerait Mohammed tous ses petits garçons même si le prénom est répandu. Cette identité est donc d’abord une identification, nécessaire à la famille d’abord, puis à la société depuis l’inscription à la crèche jusqu’à la réservation du caveau, en passant par notre numéro fiscal. Fellag, un auteur berbère, a écrit un texte désopilant sur la patronymie. L’administration française ne s’y retrouvant pas dans les coutumes arabes d’identification par nomination de la lignée, elle a tout changé et calqué une autre identité sur l’identité locale. Ainsi, le petit Fellag n’avait jamais répondu présent à sa maîtresse lors de l’appel, car sa famille avait oublié de lui signaler son patronyme officiel et il ne se reconnaissait dans aucun nom. Cet incognito dura plusieurs jours. Outre qu’on se pose des questions sur la maîtresse, un fait apparaît clairement : Fellag n’était pas mort pendant ces jours-là. Il a survécu à son anonymat.
Le nom est donc la première identification qu’on nous propose, et ça marche très bien. De mieux en mieux, même. Lors de présentations, je suis frappée de la victoire grandissante de l’anglicisme : Je suis Léa, sur l’usage français : Je m’appelle Léa. Il me semble qu’il y avait un semblant de distance dans notre façon de nous présenter, mais elle disparaît totalement avec l’usage du verbe être. Or qu’est-ce que cela résume ? Que mon moi est un prénom ? Bigre ! Parfois même, mon moi est un prénom que je n’aime pas. Est-ce possible ? La réponse est oui, on le voit tous les jours. A contrario quand quelqu’un entre dans les ordres, le prénom change pour signifier un changement très profond de tout l’individu. Et la femme censée n’avoir pas de réelle existence par elle-même allait du nom de son père à celui de son mari sans autre formalité.
Mais ce n’est pas tout. Avec le temps, d’autres paramètres nous servent à nous identifier nous-mêmes autant qu’à l’être par les autres. Restons dans cette rencontre où nous nous sommes présentés. Rapidement, la conversation risque de s’orienter vers notre métier. Une blague juive moque les mères qui parlent de leur fils en accolant le nom de son métier : mon fils l’avocat, par exemple, mais qu’observons-nous dans notre lieu de rencontre ? A nouveau, quand la question se pose, nous y allons du verbe être, qui n’est ici selon les grammairiens qu’une copule, c’est un dire un lien entre le sujet (je) et ce qui vient derrière lui. Un lien qui peut être facilement remplacé par le signe égal, voire supprimé : Je suis coach, je égale coach ou plus simplement : moi, coach. C’est rudimentaire mais compréhensible. Donc médecin, barman ou flic, la fonction sociale nous identifie immédiatement aux yeux des autres, et il est bien possible que notre attitude change selon qu’on apprend que notre interlocuteur rentre dans la case médecin ou la case flic. Ces critères nous identifient aussi à nos propres yeux et j’ai du mal à imaginer que le préfet de Paris se sente comme un chevreuil le dimanche, le nez en l’air et les cheveux au vent folâtrant dans la campagne, son costume de préfet abandonné à la patère de sa préfecture. Mais peut-être me trompe-je…
Ces identifications sont dépendantes du lieu et de l’époque où nous vivons. Je n’ai jamais essayé de me présenter comme maréchale-ferrante ou comme porteuse d’eau, mais cela susciterait certainement une réaction semblable à celle du programmateur d’ordi ou de l’astronaute lors d’un dîner au moyen-âge. M’appeler Françoise signe mon âge et si je me fusse appelée Cunégonde, c’eût été encore pire. Nos identifications au prénom et au métier sont donc aléatoires (je suis prof mais j’aurais pu être boulangère etc) et parcellaires (j’étais prof mais la retraite ne m’a pas tuée).
Les autres critères aussi sont partiels et nous prenons l’habitude de nous identifier à un aspect de nous qui devient disproportionné dans notre psychologie. Selon l’usage du ‘Je suis’ comme une copule, nous rétrécissons à la mesure de ce qui vient après elle. Nous pouvons donc nous définir par une maladie par exemple ou quoi que ce soit à quoi les autres nous ont identifiés : un pays, une religion, un parti, une couleur, une situation sociale. Mais petit enfant, savions-nous si nous étions chrétien ou bouddhiste, riche ou pauvre ? Savions-nous même si nous étions garçon, fille ou entre les deux ? moches, beaux ou entre les deux ? Bébés nous n’étions pas identifiés à notre corps, nous ignorions tout cela mais nous étions bien vivants et les gens nous souriaient dans le train. Il existe une autre identification presque universelle aussi, ou le ‘Je suis’ n’est suivi par rien. C’est celle de notre personne à la pensée, comme Descartes l’a résumé dans sa formule cogito ergo sum : je pense donc je suis. Comme notre pensée nous semble localisée dans notre corps, nous nous prenons donc exclusivement pour cet ensemble corps, pensées qu’on nomme aujourd’hui égo. C’est du pur bon sens — pensons-nous… sans nous poser la question de l’origine de notre conviction.
Or puisque le bébé n’est pas identifié à quelque restriction que ce soit, c’est qu’il les apprend ensuite par les autres à mesure que son cerveau se forme et devient capable d’intégrer ces informations. En d’autres termes, comme le dit l’étymologie, les critères de notre identification sont pas naturels, nous les avons épousés. Dans le partage entre l’inné et l’acquis, ils sont du côté de l’acquis, c’est-à-dire de l’extérieur de nous, même si nous finissons par l’oublier. C’est fort intéressant car en cas de désagrément, si nous prenons acte que ce n’est pas naturel, nous avons le pouvoir de changer les choses et de nous délester. Alors qu’en est-il ?
Observons d’abord que cette identification au corps nous chosifie. Nous sommes localisables, localisés, pistables, dépistables etc. Même ma voiture le sait. Elle m’a informée l’autre jour en ces termes de la présence d’un piéton : « Attention, un objet approche. » Cette vision des « choses » nous sort insensiblement du vivant et mène tout droit aux expériences les plus techniques, comme les manipulations génétiques ou le transhumanisme. Et être perdus entre des milliards d’autres objets à la bienveillance conditionnelle, ça ne garantit pas des chocs.
En outre, nous étant laissé chosifier, nous avons tout chosifié autour de nous comme le pauvre roi Midas. Ce roi de Phrygie eut le privilège de pouvoir faire un vœu que Dionysos exaucerait. Il s’empressa de demander que tout ce qu’il toucherait se changeât en or. Accordé. Son émerveillement fut extrême. Il fut de courte durée. Midas ne pouvait désormais ni manger ni boire ni toucher quiconque : tout devenait objet. Même sa fille qu’il voulut embrasser fut malencontreusement statufiée. Selon Ovide, Dionysos accepta de libérer le roi désespéré en lui demandant d’aller se baigner dans les eaux du fleuve Pactole, dont le lit de sable se changea instantanément en or. La chosification ne rend pas heureux, autant dire que notre identification à 100 % à notre corps comme densité séparée, non plus.
Une autre conséquence de cette identification est une vérité de La Palisse : puisqu’elle nous vient de l’extérieur, nous apprenons à nous prendre pour qui les autres nous prennent. On sent bien la fragilité que cela provoque. D’abord parce que chacun dans son unicité psychologique et l’agencement de ses neurones nous voit à sa manière personnelle. L’image que nous captons de leur part dépend de facteurs mouvants, parcellaires et subjectifs, elle est donc mensongère. Par exemple nous rencontrons une Cynthia avec qui nous avons des mots sur le parking du supermarché, parce qu’il se trouve, mettons, que nous avons toutes les deux nos règles. Nos fiches d’information seront comme ceci. Imaginons que nous nous rencontrions au cours d’un joyeux repas où nous serions toutes les deux de bonne humeur. Nos fiches seraient comme cela. Descartes lui-même avait remarqué qu’il éprouvait de la sympathie pour les femmes qui louchaient un peu, en souvenir d’une amie d’enfance. Alors, où est la vérité ? Il est périlleux de se laisser influencer par l’opinion d’autrui pour nous trouver nous-mêmes : nous risquons de rater la cible. Il est aussi périlleux de juger l’autre, nous risquons d’être à côté de la plaque.
Bien sûr, l’enfant ne peut pas faire autrement que de dépendre des retours des autres. S’ils ont de nous une idée positive, justifiée ou non, cela nous portera et nous nous laisserons peut-être façonner au plus haut de nos capacités. Mais si elle est négative, nous intérioriserons aussi ces jugements. Un enfant à qui on a rabâché qu’il était bête à manger du foin risque de passer à côté de compétences dont il se croit incapable parce que c’est ça qu’on lui a appris. Les psychologues ont nommé ce mécanisme effet Pygmalion quand c’est positif, effet Golem dans le cas contraire. La légende qui court autour de Thomas Edison illustre particulièrement le sujet. Ce célèbre fondateur de la General Electric, grand inventeur aux mille brevets selon wikipedia, prit une part active à l’invention du cinéma et à la prise de son. Il trouva paraît-il à la mort de sa mère un papier de l’école stigmatisant son garçon comme atteint de maladie mentale et trop brouillon. Il avait huit ans et il était renvoyé. Mais dit Edison, sa mère lui lut un tout autre texte avant de cacher le papier et lui dispensa un enseignement à la maison qui le mena à ce qu’il fut. Grâce à elle, il passa de Golem à Pygmalion.
D’autre part, nous prendre pour ce que les autres nous renvoient de l’extérieur nous place au bord du vide car nous ne maîtrisons rien de ce qu’ils pensent ni des conclusions qu’ils en tirent. Par exemple, depuis des millénaires il est peu ou prou une catastrophe d’être une femme dans ce monde. Devant le vertige existentiel qui peut nous empoigner dès qu’on a conscience de notre impuissance, quelle est l’émotion dominante ? La peur, celle du jugement des autres qui nous renvoie à notre 1/ 8 milliardième d’existence sur la terre. Nous défendre et nous protéger devient d’une urgence vitale.
Nous pensons en toute logique que puisque le jugement, donc le danger, vient de l’extérieur, la solution est à trouver aussi dehors. C’est ainsi que pour suivre les courants dominants, les ados deviennent des fashion victims et se retrouvent au McDo plutôt qu’à l’Auberge du Cheval Blanc. Ce recours à l’extérieur se fait aussi plus subtil. Comme l’a dit La Fontaine : « La vie est une comédie aux cent actes divers.» Ca vaut bien quelques masques de théâtre ! En latin, masque de théâtre, cela se dit persona, mot qui a directement donné le français personne et personnage. Ce déguisement subtilement extérieur nous servira à nous présenter de façon appropriée dans notre vie. Mais le masque n’est pas la réalité n’est-ce pas, et le nez rouge ne fait pas rire le clown intérieur. Nous présenterons peut-être toute notre vie un visage qui n’est pas nous, selon ce qui nous permettra d’échapper le mieux à la peur du grand méchant loup. Le plus embêtant c’est qu’à force d’enfiler ce masque, il colle même la nuit et à la fin nous nous prenons pour lui. De plus dans un jeu de miroir, plus nous présentons cette image et plus les autres nous la renvoient. Même déformée, elle devient de plus en plus prégnante et ficelante, mais elle n’est toujours pas la vérité. Et comme nous agissons de même envers les autres, on n’est pas sortis de l’auberge, de l’auberge du cheval blanc évidemment.
Une prise de conscience s’impose. Il nous faut élucider quelle image nous envoyons aux autres et pour qui ceux-ci nous prennent. A quelle définition de nous avons-nous collaboré et consenti ? Ne sommes-nous pas devenus comme ces hommes sandwich bardés de messages publicitaires qui les cachent entièrement ? Il faudra confronter cela dans un effort de lucidité de nous à nous pour éviter d’avoir vécu à côté de nous sans avoir fait notre connaissance. Martin Buber dans Récits hassidiques rapporte les paroles d’un certain Rabbi Zousya : « Dans le monde qui vient, la question qu’on va me poser, ce n’est pas : ‘Pourquoi n’as-tu pas été Moise ?’ Non. La question qu’on va me poser, c’est : ‘Pourquoi n’as-tu pas été Zousya ?’ »
Eh bien parce que, comme on l’a vu, c’est difficile. D’ailleurs Bronnie Ware, anesthésiste en soins palliatifs, déclare qu’on trouve en tête de liste des cinq regrets les plus fréquents des mourants, le regret suivant : « J’aurais aimé avoir eu le courage de vivre la vie que je voulais vraiment, fidèle à moi-même, pas celle que les autres attendaient de moi. » Cette question est si délicate et si importante que Platon affirme dans le Charmide que le « Connais-toi toi-même » était une injonction divine au fronton du temple de Delphes. Puisque nous nous prenons pour quelqu’un, tournons notre attention pour voir qui c’est, en suivant la partition corps, cœur, esprit. Commençons par le corps puisqu’il est notre premier critère d’identification.
Que savons-nous de lui ? Le simple fait de connaître ses besoins élémentaires ne va pas de soi. Notre éducation occidentale ne nous y a pas vraiment conduits, sauf par le sport. Si nous connaissions notre corps, nous ne le laisserions pas tomber malade par exemple. Nous le nourririons autrement, nous l’habiterions autrement, nous l’habiterions tout court. Nous ne lui ferions pas de mal puisque c’est le seul allié qui nous restera fidèle jusqu’à ce que nous l’abandonnions définitivement. Or qui ne l’a jamais épuisé, cogné, coupé, brûlé, blessé, saoulé tant soit peu ? Qui n’a jamais trébuché ? Autant de signes que nous nous en étions absentés. La plupart du temps, nous ne nous en rendons pas compte, si bien que chaque fois, le bobo, l’accident, l’addiction ou la maladie sont une surprise.
Dans ces conditions, je ne m’étendrai pas sur la connaissance subtile du corps qu’obtiennent les êtres qui ont décidé de tourner leur regard vers l’intérieur et d’y consacrer du temps. Ceux qui ont découvert par exemple en Inde les chakras, en Chine les méridiens. Non, nous, notre relation à notre corps me fait penser à ce que j’ai connu du Canada lors du premier covid. Je devais y rester quinze jours, alors que le confinement obligatoire en durait quatorze. Je me sentais fort bien dans mon lieu de résidence, il n’en reste pas moins que je n’ai connu de ce grand pays qu’un pavillon de banlieue et le trajet de l’aéroport. Nous connaissons notre corps dans une semblable proportion, me semble-t-il, si bien que nous nous prenons pour un corps… que nous ignorons. N’est-ce pas un peu triste ? Si nous écoutions Platon, nous serions définitivement à l’abri de l’ennui.
Nous nous ennuierions d’autant moins que nous pourrions faire le même constat côté cœur avec notre monde émotionnel. Connais tes propres émotions pourrait bien être aussi un programme chargé. Pourquoi ? D’abord parce qu’on ne nous a jamais appris ni que c’était un sujet, ni comment faire, même si peu à peu c’est en train de changer. Jusqu’au XXIème siècle à peu près, l’éducation s’est trop souvent résumée au « Tais-toi ou je t’en colle une » d’un côté, et « Tu fais de la peine à maman, tu sais » de l’autre. Entre ces extrêmes, la carotte et le bâton ont érigé nos personnalités à des degrés divers. Nous nous sommes élevés entre la peur des coups et l’avidité des caresses. D’autres émotions lourdes nous habitent, parfois même incognito parce que dans notre ignorance nous ne les repérons pas. Nous pouvons donc nous trouver mornes devant la vie à cause d’une dépression non identifiée, être rongés d’une amertume que nous prenons pour un trait de caractère etc.
Connaître nos pensées est peut-être le plus difficile. La première raison est notre inattention coutumière à ce que nous pensons. En effet, comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous pensons beaucoup sans nous en rendre compte. Par exemple, quand plusieurs pensées se superposent, nous laissons plusieurs strates plus confuses se perdre dans l’inconscience. Ou alors, des bribes de pensées en nous s’évanouissent avant d’éclore. Pour les pensées conscientes, les passons-nous toutes au crible de la vigilance ? Par exemple entretenons-nous envers les autres et surtout envers nous-mêmes des pensées lucides, amicales et indulgentes, ou alors non ? Et nos pensées sont-elles les nôtres ? Pour revenir à Descartes, si nous pensons les pensées des autres, nous sommes peut-être, oui, mais pas nous ! Un sérieux examen de nos conditionnements politiques, sociaux, sanitaires et religieux – ou d’absence de religion, pourrait donc nous amener à déblayer notre paysage mental, à découvrir que nous nous sommes identifiés à des pensées qui ne nous correspondent pas, et à explorer des pensées inconnues qui pourtant seraient plus à nous que celles que nous véhiculons. En aurions-nous fini avec ce travail qu’il nous faudrait approfondir encore pour discerner ce qui dans nos schémas mentaux relève de nos traumas d’enfants ou de nos mémoires transgénérationnelles et non pas d’une individualité saine. En attendant, faute d’en avoir pris conscience, nous pensons comme mère-grand, qui souvent n’était pas heureuse et/ ou comme grand-papa, volontiers tyran domestique et va-t-en guerre.
Bref, notre façon de nous concevoir et de nous voir n’est-elle pas génératrice de plus de malheur que de bonheur ? Selon notre réponse nous aurons envie de changer ou non. Si nous nous trouvons bien, puisse cet état durer jusqu’à la fin. Sinon, il existe un chemin vers la découverte d’un cœur plus vivant, de plus de lucidité sur nous et sur nos interactions, qui mène à plus de paix. Il s’avère exigeant. Parfois escarpé, il longe les abîmes, parfois d’une extrême platitude, on s’y ennuie et on l’oublie. En outre il est sans autre fin que la nôtre. Un sentier de guerrier, disent les Toltèques ou le Don Juan de Castaneda. Alors est-ce que ça vaut vraiment la peine ? Oui. Devenant plus vrais, les fluctuations de notre destin et des opinions d’autrui nous toucheront moins que si nous étions entièrement déterminés par l’extérieur et condamnés à la réactivité. Et puis, étant davantage nous-mêmes, nous nous trouverons par la loi d’attraction, dans un environnement qui nous conviendra davantage et conviendra davantage aux autres. C’est déjà bien.
Mais il y a mieux : ce chemin mène hors des verrous vers l’ouvert, vers la légèreté d’être sans aucune peur. Car tant que nous sommes ce quelqu’un dont nous parlons, nous sommes identifiés à l’égo, et le vertige de la mort le happe. Nous faisons des prodiges pour nous cacher que nous sommes en désagrégation permanente, et que ça commence tôt puisque dès qu’on est né on est assez vieux pour mourir. Mais c’est indéniable : «L’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme une ombre qui passe, » dit un psaume tandis que les bouddhistes nous assènent que tout ce qui apparaît change et disparaît, que c’est la loi. Dans ces conditions, la peur générée par la pensée que nous sommes un objet entre des milliards d’autres nous en dévoile une autre : notre date de péremption. Dans notre grande majorité, nous n’avons pas envie du trépas, parce que nous aimons les plaisirs de notre vie bien sûr, et parce que nous craignons que le néant ne suive la mort. Et qu’est-ce que le néant ?
C’est cette peur qui jugule notre liberté, qui fait obstacle à notre capacité d’aimer. C’est elle qui substitue à l’élan naturel de la bienveillance la rétraction devant le danger, et l’attaque qui est la meilleure des défenses. D’ailleurs, la quasi totalité des guerres a été justifiée par l’affirmation d’une légitime défense. Alors si ces prises de conscience nous donnent envie d’emprunter ce chemin, commençons par retourner à Delphes. Connais-toi toi même, se donnait à lire sur un fronton. Sur l’autre on pouvait déchiffrer : « Et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Diable !
Alors comment faire ? Souvenons-nous que nous ne sommes pas arrivés sur la terre avec notre barda actuel. Nous étions dans un état préalable aux limitations de la pensée. Il ne s’agit pas comme on dit, de retourner en enfance et d’aller grossir les rangs d’un asile ou d’un ephad, mais de constater que l’acquisition de notre personnage nous a beaucoup rétrécis : mon moi, mes amis, ma maison, mes opinions et mon chat. C’est bien, c’est heureux, c’est agréable et souvent légitime, c’est parfois lourd à porter aussi. Mais nous avons oublié que ce n’est pas tout. Les petits enfants nous conseillent de déblayer la route, de nous désidentifier de ces acquis. Eux, ils sourient ou ils pleurent sans mensonge, ils parlent aux feuilles mortes, aux fleurs et aux vagues sur la plage. Plus nous. Nous sommes devenus bas de plafond. Notre pensée nous a limités parce qu’elle ne peut pas penser ce qui est hors de son royaume. Nous avons donc perdu l’univers, la dimension d’harmonie, force et amour qui ne meurt pas, nous l’avons troqué pour ce que nous en pensons. Il n’est pas question de nier notre existence terrestre, localisée et minutée, mais de compléter notre perception relative des choses en reconnectant l’absolu, de réintégrer la pensée dans la conscience, qui se contente de nous permettre de nous rendre compte de ce que nous vivons, de nous rendre compte que nous vivons, même.
Comment se fait-il que nous l’ayons oubliée si vite après la naissance ? Comment se fait-il que nous ne la voyions pas ? La réponse est évidente : c’est parce qu’il n’y a rien à voir, elle est invisible. Il faut pour la redécouvrir nous détourner de l’envoûtement de la pensée et du monde extérieur pour aller voir dedans où il ne se passe rien, où il fait noir. Les poètes grecs ont indiqué cette nouvelle vision d’une façon extrêmement simple : ils ont rendu leurs devins aveugles. Tirésias voit au-dedans de lui la vérité qui attend ses contemporains mais se cogne contre les objets qui l’entourent. Et Œdipe qui a fait la lumière à son propre sujet se crève les yeux. Pour nous, c’est inutile heureusement car la cécité physique est un symbole, elle ne suffit pas à ouvrir l’œil spirituel, sinon ça se saurait. Cette cécité signifie que l’ouverture à notre véritable identité lumineuse et infinie rend tout ce qui passe dans notre horizon pâle et sombre en comparaison. Elle indique aussi que nous aurions à gagner à sacrifier nos yeux pour libérer notre possibilité de nous tourner dedans, vers qui nous sommes vraiment et qui pulvérisera la peur de mourir. En quelque sorte troquer l’aveuglement contre la cécité : c’est dire le prix de la découverte. Saint Paul le dit autrement : seul compte le Christ (notre dimension éveillée) , tout le reste est balayures.
Bouddha renversant le symbole explique que notre perception d’une existence cantonnée à la matière est une sorte de cécité : nous voyons tout derrière quatre voiles. Il est clair que même si ces voiles étaient des voilages, si nous devions regarder par la fenêtre à travers quatre couches de rideaux, nous ne verrions quasiment rien. Nous en serions réduits à interpréter et théoriser, comme les habitants de la caverne de Platon dans le mythe d’Er, qui ne voyaient que l’ombre des réalités et soutenaient le contraire.
Il n’est pas question pour Bouddha de nous culpabiliser car le premier voile nous est offert dans le pack d’arrivée sur la terre : c’est l’oubli de notre origine, qui est pure intelligence et lumière, conscience une qui offre à chacun la totalité. Selon une offre promotionnelle très longue durée, les humains ont droit à du ‘quatre en un’ comme cadeau de naissance. Donc quel est ce deuxième voile qu’on gagne dès qu’on a le premier ? Si on ne voit plus l’unité de l’esprit (ou souffle, ou lumière, ou Dieu, ou hors forme ou vacuité) il nous reste à expérimenter sur la terre la séparation, que Bouddha nomme dualité. Nous d’un côté, tous les autres de l’autre et l’illusion que nous sommes une personne, ce quelqu’un qui fait l’objet de cette conférence… et qui la donne !
En tirant ce deuxième voile du package, un autre suit, accroché à lui, le voile des passions. Puisqu’on est séparé des autres, il faut se rapprocher de qui nous aidera – Bouddha dit ‘attraction’, s’éloigner de ceux qui pourraient nous être défavorables, il dit ‘répulsion’ et nous établir dans l’indifférence de tout le reste. Tout ce qui ne nous sert ni ne nous dessert nous indiffère. En d’autres termes tout le monde peut crever. Et d’ailleurs ils ne s’en privent pas, ni la terre fracturée pour son gaz, ni les arbres déchirés, ni les lions, éléphants, abeilles dont les races s’éteignent. Et ni les humains par millions cependant que nous, on boit notre bière affalés devant une série. Attraction, répulsion et indifférence, voilà les trois poisons qui nous empêtrent direct dans le quatrième voile : celui du karma. Le karma c’est la loi de cause à conséquence à l’infini, comme l’inspir entraîne l’expir. Il est impossible d’y échapper puisque les trois poisons nous obligent à l’action et que l’absence d’action en est une aussi. N’en prenons qu’un exemple : la non assistance à personne en danger est punie comme un délit.
Il arrive que le voile numéro 1, l’oubli de notre origine soit retiré par grâce, entraînant tous les autres avec. Apparemment c’est rare. Sinon, patiemment, on peut chercher à les enlever couche après couche, ou dans le désordre. Prendre conscience des conséquences de chacun de nos actes, de nos attitudes partiales et passionnées, de notre cœur indifférent, nous rendre compte que nous nous croyons les acteurs uniques de notre vie personnelle et que nous conduisons souvent le nez sur le guidon, tout cela à force, déchire un peu le voile. Un jour peut-être nous nous apercevrons que ce n’est pas parce que nous avions oublié l’unique conscience que cela l’a oblitérée. Par exemple, combien ça fait, 6X8 ? Eh bien si nous avons oublié que ça donne 48, cela n’en affecte ni le 48 ni l’opération !
Complétant notre dimension horizontale par la verticalité de l’esprit, on découvre alors que nos pensées, nos émotions et notre corps, en un mot, nous, tout ça ne peut exister que dans l’espace auquel nous appartenons naturellement. Nous observons surpris que la pensée apparaît dans le silence de la conscience et s’y résorbe, et que ce silence est encore là pendant qu’elle pense et qu’elle fait du bruit, en-dessous. C’est donc d’un espace de vie et de conscience que nous venons, et pas l’inverse comme nous le pensons généralement, au point de disserter si la conscience sort du cerveau. Cette conscience de l’infini, c’est nous aussi.
Alors sans disparaître, notre moi s’ouvre à un autre moi sans commune mesure, sans mesure du tout, même. Nous passons selon Krishnamurti du moi au Soi, cette dimension de nous, absolue, infinie, sans aucune forme, hors temps mais toujours présente et toujours nous.
A Moïse cette dimension a donné son nom : « Je suis qui je suis », ou encore plus laconique : « Je Suis ». Partant de là, les sages de tous les pays ont donné un autre moyen moyen de la découvrir que ceux que j’ai énumérés à l’instant et qui paraît beaucoup plus simple : ne rien faire, se contenter d’être là, d’être. Rester conscients du souffle et se caler sur le présent qui est le seul lieu de rencontre possible puisque ni le passé ni l’avenir n’existent. C’est une prouesse. C’est une invitation. C’est la méditation. Petit à petit, par micro secondes, un fragment de tranquillité nous touche, et nous découvrons que nous sommes de plus en plus capables d’attention, conscients de nous et de ce qui nous entoure, et que notre sentiment d’être au lieu de disparaître se déploie. Sauf le respect à Descartes, le sentiment d’être n’émane pas de la pensée mais de la conscience qui baigne toute pensée. Sans conscience, comment saurions-nous que nous pensons ?
Si nous mesurions la portée de cette découverte, notre libération serait immédiate : cette conscience indépendante et préalable à la pensée est hors des clivages acquis de l’égo. Elle est universelle sans commencement ni fin et manifestement, c’est nous puisque nous nous en rendons compte. Qui devenons-nous ?
On en trouve dans l’évangile une illustration symbolique au moment de la crucifixion , et cela prend la forme d’un détail vestimentaire. Selon Jean, le Christ portait « une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce depuis le haut » lors de sa mise en croix. Puisqu’à cette heure ça ne peut pas être une remarque de prêt-à-porter, qu’est-ce que ça nous apprend ? La tunique comme le manteau est le symbole de l’individu et de son énergie. Sans couture, elle est forcément tissée en cercle, on n’y trouve ni commencement ni fin : autrement dit ni naissance ni mort. Elle est d’une seule pièce, elle représente un être totalement unifié, mais cette unification n’est accessible qu’à celui qui se laisse tisser « depuis le haut », depuis l’unité vibrante de l’esprit. Nos habits à nous sont plein de coutures, parce que nous sommes faits de plusieurs pièces, des multiples personnages tiraillant le tissu par exemple, ou des multiples échos de nos cinq organes sensoriels. L’endroit de la couture, comme le savent ceux qui ont subi une opération, c’est l’endroit de la cicatrice, le signe de la blessure. Blessure du corps séparé de sa matrice spirituelle et condamné à mort. Ce qui est composé se décompose. Celui qui est dans l’unité ne meurt pas puisqu’il est Un avec l’invariable Je Suis. Ainsi la mort ne peut pas atteindre ce qui est entier mais désagrégera ce qui est cousu.
Cette tunique sans coutures que l’apôtre mentionne au moment de la mort physique du Christ annonce que dans l’unité du vivant, d’une seule pièce sans commencement ni fin, la mort n’existe pas. Mais nous, nous ne le savons pas. Nous, étant identifiés exclusivement à notre corps, nous allons mourir quand il mourra, un peu comme si dans la journée, nous nous identifiions à nos baskets et que nous pensions mourir au moment de les retirer le soir.
La foi hébraïque tout entière est fondée sur le « Adonaï è had » : le Seigneur est Un. S’il n’y a que l’Un, tout ce qui existe se trouve dedans, nos moi y compris. Cet Un, insiste le bouddhisme, cet Un est sans second. Je répète : sans second. C’est donc sans nous, du moins ce ‘nous’ que nous avons saisi, celui pour qui nous nous prenons et qui tient à une existence personnelle, se plaçant en numéro deux comme, dit-on, fit Lucifer. Aujourd’hui la physique quantique tient le même langage que les traditions : elle a découvert qu’un seul et même vide remplit l’univers, ce vide identique à lui-même qui baigne et habite toute la matière. Ce vide prend aussi le nom d’ultra-vide, et il n’est pas rien mais pure énergie. Il correspond selon wikipedia à une densité de l’ordre de dizaines de millions de molécules par centimètre cube, qui n’attend que nos progrès pour être utilisée sans fin et sans dommage pour la terre.
Précieuse unité de la conscience qui abolit l’espace et le temps, de qui émane toute matière, qui abrite tous nos moi dans l’amour et la vie et qui est nous aussi. « Lorsque vous vous voyez clairement, dit Jason Read, un éclair de reconnaissance se produit : vous êtes une expression microcosmique des mêmes pouvoirs divins qui créent, maintiennent, et dissolvent cet univers entier.» Il poursuit ainsi : « Votre peur et votre mesquinerie tombent alors que vous tombez harmonieusement dans la danse de l’énergie vitale, en réalisant que vous êtes le seul qui ait jamais limité votre potentiel. »
Ainsi lorsque nous mourrons et que se posera une dernière fois la question de notre identification, choisissons bien notre réponse. Les indiens ont une fable à ce sujet. Il s’agit d’un homme qui arrive devant les portes du paradis. « Qui es-tu ? demande le portier.
– Moi, Untel, qui ai vécu ceci et cela, en brave homme.
– Pas de ça sur mes listes, descendez.
Et la porte reste close. L’histoire raconte que de vie en vie, notre homme progresse sur le chemin de la conscience. Le conte peut durer fort longtemps mais comme il se fait tard, arrivons directement à la fin.
– Qui es-tu ? gronde la voix entre les colonnes.
– Toi.
– Entre, cher ami.
Nous n’avons rien à perdre à suivre ce chemin. Le choix de l’horizontalité exclut de façon géométrique la verticalité, elle est simplement impossible. Mais la dimension verticale et totale de notre conscience inclut notre vie temporelle et individuelle. Dans la verticalité, toutes les horizontalités peuvent trouver une place vibrante de l’amour, de la clarté et de la puissance de Je Suis. Ainsi on se prend d’abord pour une personne, puis on se prend pour une individualité sans que disparaisse la personne, puis nous comprenons que nous sommes l’univers tandis que demeure en nous la conscience de nos individualités et personnages et enfin, on découvre qu’on est Dieu, qui est tout. Nous pouvons ainsi de marche en marche passer de la conscience personnelle, faite de tous nos masques, à la conscience individuelle, puis à la conscience de l’univers, et enfin n’être plus qu’un avec la conscience divine, ou plus simplement : la conscience. Et cessant de nous prendre pour un objet en voie de désagrégation, nous découvrirons que quand l’éternité est là, il n’y a plus besoin de temps. Pourtant, le temps y trouve sa place.