Avant d’avoir un enfant intérieur, nous étions un enfant extérieur, visible, un enfant tout simplement. Nous avons même été un bébé et avant ça un embryon. Les sciences affirment de nos jours que nous en gardons des souvenirs inconscients. Lorsque nous avons grandi, cet enfant n’est pas mort, il s’est incorporé à notre croissance et a disparu sous nos nouvelles apparences. Nous ressemblons aux poupées russes. La grande poupée cache en elle une multitude de poupées plus petites qui s’imbriquent les unes dans les autres et deviennent insoupçonnables vues du dehors. Comme cette poupée, nous aussi nous gardons invisibles à l’intérieur de nous les traces des différents âges de notre croissance depuis le rien de notre commencement. Si tout a été parfait pour nous dans notre enfance, nous avons gardé contact avec tous nos âges et cet enfant nous porte joyeusement. Mais dans le cas contraire, nous sommes devenus des adultes en rupture, en rupture d’enfance car l’enfant que nous fûmes s’est terré n’osant plus pointer le bout de sa voix, le bout de son nez, ne s’exprimant qu’à couvert. La psychologie actuelle reconnaît dans la récupération de notre enfant devenu intérieur une nécessité vitale, les enseignements spirituels véhiculent aussi cette information depuis des siècles. Alors sommes-nous concernés ? Comment nous retrouver ? Et pourquoi faire ?
Commençons par le commencement étymologique et la sagesse de la langue. On commence par naître nourrisson, époque où nous nous définissons par une dépendance à la nourriture comme le nom l’indique. A notre naissance, notre existence entière est suspendue à la façon dont nous sommes nourris. Peu à peu, l’on devient un enfant et l’étymologie du mot est ici plus secrète. Le mot enfant vient du latin : in-fans, ce qui signifie « qui n’est pas parlant », qui ne dispose pas de la parole. Cet âge de l’enfant chez les Latins va jusqu’à 7 ans, comme notre âge de raison. Ensuite on changeait de catégorie.
On voit bien que l’enfant n’est donc pas seulement celui qui se définit comme ne parlant pas, mais comme celui qui n’a pas le droit à la parole, car même dans l’antiquité, les enfants n’ont pas attendu d’avoir sept ans pour cesser leur babil. Aujourd’hui on nous dit que tout se joue avant l’âge de six ans, voire de trois. Depuis Françoise Dolto, on sait que ce tube digestif – comme j’ai entendu certains hommes nommer parfois le nourrisson, est déjà à cet âge une personne, mais hier on définissait l’enfant par la négative. L’enfant est celui qui n’a pas la parole, sa vulnérabilité est extrême et la peur est souvent sa compagne. D’ailleurs pour revenir à Rome, le père avait à choisir de garder ou de se débarrasser de l’enfant à sa naissance et conservait toute la vie de sa descendance droit de vie et de mort sur elle. Jusqu’à très récemment en Chine, tuer une fille était navrant de banalité.
Rien d’étonnant donc que l’enfant sans défense fasse le fonds de nombreux contes et légendes. Blanche-Neige comme Cendrillon sont persécutées par leur marâtre tandis que leur père est on ne sait où, le Petit Poucet et ses frères sont abandonnés dans la forêt hostile par leurs propres parents, l’ogre en pleine ébriété assassine ses sept filles par inadvertance etc. Sans parents ou avec de mauvais parents, l’enfant n’est qu’une promesse faite à la mort. L’histoire humaine en a connu, des massacres d’innocents au cours des millénaires, elle en a assassiné, des petits Mozart ! En 1989, ce n’est pas si vieux, l’ONU a encore jugé bon de promulguer une convention relative aux droits de l’enfant, droit des enfants à leur enfance.
Mais pourquoi faut-il la préserver ainsi ? Parce qu’elle est fragile, parce qu’elle est en nous la seule dimension de pureté et d’innocence, parce que ses qualités sont des trésors. Nous en avons gardé, peut-être en avons-nous perdu. Voyons quelques unes des caractéristiques communes à tous les enfants et après chaque qualité, posons-nous sincèrement cette question d’adulte : Nous, maintenant, sommes-nous encore dans cette vibration-là ? Nous aurons ainsi une idée de notre proximité ou de notre distance avec notre enfant intérieur et du travail à faire pour le retrouver.
La première des évidences c’est que les enfants habitent leur corps. A table, si l’enfant n’aime pas ce que nous lui servons, il tournera résolument la tête de l’autre côté, présentant son crâne à notre cuiller. Nous insistons ? Il va crier. Nous insistons ? Il crache, il renverse l’assiette. Il n’en veut pas, c’est explicite, berk. Il connaît ses appétits et les exprime à sa manière mais sans détour. Il sait aussi s’il a sommeil, s’il a soif, s’il veut aller jouer dehors ou s’il veut un câlin et un petit livre, s’il a envie d’être tout seul ou en compagnie. Bref, il connaît ses besoins. Voici les questions qu’il nous pose : Es-tu encore en contact avec ton corps ? Sais-tu encore reconnaître tes vrais besoins ? Quand on te contraint, sais-tu encore comme moi exprimer clairement ton refus si nécessaire ?
L’enfant écoute son corps, il réclame innocemment et lorsqu’il réclame c’est pour tout de suite. C’est parce qu’il ne connaît pas le différé. Il est dans l’instant présent, ni en arrière, ni en avant. Au moment précis où bébé a faim, il crie et c’est immédiatement qu’il doit voir apparaître le biberon ou le téton nourricier, ou alors quoi ? ! Essayons de préparer le repas des petits quand ils commencent à pleurer de faim. Ne serait-ce que dix minutes d’attente seront insupportable à nos oreilles comme à leur estomac.
Dans le registre affectif aussi, l’enfant habite l’instant. Quand il pleure parce qu’il veut sa maman, c’est qu’elle lui manque à ce moment précis, sans souvenir d’hier ni extrapolation pour demain. D’ailleurs si dans cet instant quelque chose lui est proposé de suffisamment attrayant, il est tout prêt à oublier sa peine et à sourire entre ses larmes. Il suffit donc de montrer à notre petit en désespoir l’arbre ou la voiture devant la fenêtre pour qu’il oublie son chagrin à la vue un spectacle d’un tel intérêt. Et toi, nous demande-t-il, as-tu laissé son pouvoir de consolation à l’instant présent ? Sa magie ?
Plus généralement, lorsqu’on fait à un petit enfant une proposition qui lui plaît, il va naturellement clamer son enthousiasme et bouger pour s’adapter au plus vite à la situation. J’ai proposé le week-end dernier à mon petit-fils de deux ans d’aller voir les chevaux. Je pensais programmer cette promenade dans la journée, mais après un « Ouiii ! » sans ambiguïté, il s’est levé le regard pétillant pour chercher son blouson et son bonnet. Aussitôt dit, aussitôt fait. J’ai dû enfiler mon manteau et sur l’heure, nous sommes allés à la rencontre de ces étranges merveilles qui mangent des carottes avec de grandes dents. Sur ce sujet il nous demande : As-tu gardé ton enthousiasme ? Sais-tu encore dire ouiiii à la vie ?
Une autre des qualités de l’enfance est donc son plaisir de vivre. Jamais il ne s’ennuie : tout est nouveau, tout est curieux, tout est à découvrir. Comment on prononce les mots, comment on tourne un bouchon sur une bouteille ou comment l’escargot rentre ses antennes dès qu’on y pose le bout du doigt. Comment le galet est chaud dans la bouche ou comment la boue est douce et drôle, tout mérite son attention. Ainsi, après son aptitude naturelle à écouter son corps dans l’instant qui passe, nous rencontrons deux nouvelles qualités de l’enfance : sa capacité d’émerveillement et sa capacité de concentration. Ces deux qualités écourtent leurs chagrins et les consolent de leurs bobos. Tant qu’elles durent, dure leur enfance. Et ils apprennent. Et pour nous les grands, tout est-il encore nouveau, ou trop connu ? Chaque cadeau de l’instant mérite-t-il notre attention et concentration joyeuse, ou sommes-nous blasés ?
Ces attitudes désignent une qualité essentielle des enfants : ils sont vrais. Vrais dans leur rapport avec leur corps et avec leurs besoins, vrais dans leur relation au monde. Ils sont vrais aussi dans leurs propos comme le souligne le proverbe selon lequel la vérité sort de la bouche des enfants. Je me souviens de Courteline racontant l’histoire de Toto et du nez du général Suif. On prévient Toto de ne pas faire de remarque sur le nez du général, gueule cassée qui vient dîner. Évidemment, de toute sa présence, l’enfant regarde le général, et de toute sa vérité, il s’exclame d’une voix éclatante dans un moment de silence : « Mais maman, j’peux pas en parler, du nez du général Suif, puisqu’il n’en a pas. » Aucune malveillance dans ces propos, seulement l’expression non déformée de ce qu’il y avait à voir. Car l’enfant n’a pas appris le calcul ni la duplicité, même si on les nomme politesse ou courtoisie. Il est innocent. C’est pourquoi il regarde les gens droit dans les yeux et s’il n’a pas envie de dire bonjour à la dame, il est prudent de ne pas insister, en tout cas devant elle. Il ne dira bonjour à la dame que s’il comprend dans son cœur que c’est un beau moment, celui où chacun partage à l’autre le contentement de l’accueil, même brièvement. Sinon, niet. Le petit a de la loyauté intérieure. Par delà les années, il nous demande si nous sommes encore vrais. Quel usage faisons-nous de la parole ? Avons-nous viré faux-jetons? Qu’avons-nous fait de notre innocence ?
En d’autres termes, le mental et les conditionnements n’ont pas encore pris les commandes de la vie de l’enfant pour remodeler sa façon d’exister et de penser. Le petit est parfois un peu brutal en regard des habitudes policées des grandes personnes, qui peuvent même prendre tout ça pour de l’insolence, mais ce n’est jamais méchanceté ou manipulation. Seulement sans fard. L’enfance est dans la vérité du corps et la vérité du cœur. Et toi, le grand, nous dit-elle, es-tu toujours toi-même ? Es-tu conditionné par ton éducation et tes opinions, tes croyances ? Quelle place donnes-tu au cœur dans tes choix ?
Retrouvons Courteline. L’instant suivant son inconvenance et après la fin du sketch, il n’est pas exclu que notre Toto devienne l’ami de cette variété de général. Il sauterait sur ses genoux et lui mettrait les doigts dans les oreilles avec enthousiasme, vu qu’il serait dans l’impossibilité de lui tirer les poils du nez, si vous vous en souvenez. Il s’en ferait un compagnon de jeu puisque le cœur aime ça : l’amour, la joie et le jeu. Les petits enfants adorent rire à en tomber par terre et n’hésitent pas à redemander dix fois la répétition d’un gag qui les réjouit. Ils sont capable de galoper des dizaines de mètres sans la moindre fatigue pour atteindre une balançoire ou retrouver quelqu’un. Enfin, crier le plaisir de vivre quand ils jouent dehors ne les fatigue absolument pas. Ce Toto nous pose différentes questions : combien de fois rions-nous par jour ? Combien de fois accordons-nous d’importance au plaisir de vivre ? Quel est notre niveau d’énergie ?
Nous touchons là une autre des qualités essentielles de l’enfance : elle ne se prend pas au sérieux, elle est joyeuse. L’enfant élevé dans des conditions ordinaires est naturellement d’une grande fraîcheur et gaîté. Depuis cet espace de liberté joyeuse, il nous apostrophe, les yeux malicieux : Eh toi ! Le grand ! Serais-tu devenu de plus en plus ennuyeux et vaniteux ? Te prends-tu au sérieux sous un prétexte ou un autre ? Où est ta joie ?
La vérité du cœur, c’est la joie et c’est aussi la confiance en l’amour. Les petits enfants adorent se jeter de toutes leurs forces dans les bras de ceux qu’ils aiment, fût-ce en prenant de loin leur élan. Sans calcul, pour le plaisir de l’étreinte. Dans fougue de leur amour, ils mettent toute leur confiance en leurs parents et ceux qui les aiment. Ils s’abandonnent à eux sans avoir de volonté dissidente. Certes, parfois ils prétendent en faire à leur tête et refusent les directives, mais même cette opposition est une manifestation de leur confiance. On peut être rebelle quand on a la certitude d’être aimé. Et nous, où en est notre confiance en la vie et dans ceux qui nous aiment ? Ou est notre élan d’abandon à l’amour ?
Puisque l’enfance se vit dans le cœur, quand les circonstances ne permettent pas de partager la joie, c’est la peine qui se partage tout naturellement. Comme le cœur rassemble et unit sans filtre et sans question, l’enfant est naturellement compatissant et même empathique. Dans la pouponnière d’un hôpital, quand un bébé se met à pleurer, tous les autres se mettent à pleurer avec lui, dans les petites classes de maternelle c’est encore le cas. Un enfant qui voit pleurer sa maman pleure avec elle et de tout son cœur, il cherchera comment la consoler. Entre deux larmes empathiques, il nous interroge : Et toi, le grand, où en est ta compassion ?
Enfin, mais cette liste n’est pas exhaustive, l’enfant est créatif. Il mettra sa créativité au service de sa compassion comme de son plaisir. Le moulin à persil ne serait-il pas plutôt une pelleteuse ? Cette vieille bassine une piscine à escargots ? Toutes les formes ne sont-elles pas des jouets malléables destinés à notre inventivité ? Certains enfants plus cérébraux ont une créativité moins visible, mais ils fredonneront un air inventé en mettant leurs chaussures ou nous raconterons parfois sans fin des histoires assez originales. La créativité, c’est l’aptitude à faire du nouveau naturellement. Cette créativité nous interpelle : Sommes-nous dans le jaillissement du nouveau ou notre source s’est-elle tarie ? Dessinons-nous encore des émotikons dans la purée ?
J’en ai terminé avec ce tour d’horizon, et il est hélas probable que nous ayons mesuré une différence plus ou moins grande entre notre état actuel et ce portrait rapide des principales qualités enfantines. En effet, pour la plupart d’entre nous, nous avons été éduqués dans un système qui faisait de nos qualités des valeurs très secondaires par rapport à des principes. Notons entre parenthèse que é-duquer signifie étymologiquement conduire hors de. Hors de quoi ? De ce que nous étions, hors de notre état naturel d’innocence et de vérité. Préférons plutôt le mot élever, alors ! Chaque fois que nous avons été éduqués, nous nous sommes racornis car quand on est enfant, on est capable de souffrir beaucoup, ne serait-ce que d’une parole dure, d’un mauvais regard ou d’un geste impatient, pour ne pas parler des maltraitances. Les travaux des neurobiologistes ont récemment mis à jour que les circuits cérébraux activés sont les mêmes quand un enfant reçoit une punition corporelle et quand il se sent agressé même sans contact physique. Dans ces conditions, tous nos cerveaux sont au moins un peu abîmés, il serait bon de prendre soin de nous.
Vous me direz que ce n’est pas facile, sinon tout le monde l’aurait déjà fait. Puisque repérer les difficultés nous aidera à les déjouer, cherchons-les. Les bouddhistes ont une réponse claire et universelle. Ce sont les trois poisons de l’existence ordinaire : l’ignorance, la répulsion et l’attraction qui figurent au centre de la roue du samsara sous la forme de trois animaux. Ces trois notions s’appliquent parfaitement à la peine de notre enfant intérieur.En effet comme nous sommes souvent dans une ignorance totale de ce qui se passe dans nos profondeurs, la première difficulté, mais c’est une difficulté majeure, est simplement que nous ne savons pas du tout que notre petit enfant est malade. Nous ignorons qu’il a besoin de sollicitude et qu’il est à l’origine de notre dysharmonie actuelle. Nous vivons en victimes inconscientes de sa maladie chronique et très ancienne – au même titre que sa joie nous rendrait pleins d’allégresse. Ainsi souffrons-nous d’une double souffrance : celle de l’enfant de quatre ans qui a subi un traumatisme et celle de l’adulte qui ignore qu’il a en lui cet enfant non consolé. L’enfant fut un jour maltraité par les grandes personnes et désormais, c’est nous, adultes qui continuons sans le savoir à le laisser dans le noir. D’autre part, nous ignorons tout autant qu’il serait possible de le guérir, et c’est paralysant. Étant donc dans cette ignorance tout azimut, nous sommes dans l’impossibilité d’agir.
Dans d’autres cas de figure, nous avons une certaine connaissance de nos bobos cachés, mais elle est insuffisante parce que nous ne faisons pas assez cas de nous. C’est normal : l’enfant n’a pas eu d’importance pendant des millénaires, donc ce qu’il vivait n’en avait pas non plus. Mais comment soigner notre petit enfant si nous ne lui donnons pas assez d’importance pour reconnaître qu’il souffre ? Si, emboîtant le pas des adultes d’alors, nous le condamnons d’avoir réagi comme il l’a fait ? Nous savons le traumatisme du divorce de nos parents et de notre déménagement, mais nous affirmons que c’est vieux tout ça. Qu’il s’agisse du souvenir d’une humiliation scolaire, d’un cambriolage, d’une différence de traitement avec un frère ou une sœur, etc, nous nous resservons le « c’est pas si grave », le « fais pas ta chochotte ! » le « ça te passera » ou carrément l’indifférence déjà vécue. Nous minimisons ce qui nous est arrivé, nous nous jugeons de l’œil qui nous a jugés. N’est-ce pas ce qu’on nous a appris ? Résultat, nous sommes ignorants d’une partie de notre vérité. Mais si nous nous redonnons de l’importance, nous cesserons perpétuer envers nous-mêmes ce que nous avons vécu des autres lors des événements.
Et peut-être bien qu’en toute innocence, en toute inconscience, nous ignorons réellement l’ampleur du grabuge émotionnel vécu par nous enfant même quand il nous reste un souvenir factuel. Pour le connaître, il faudrait le reconnaître, et pour cela, il faudrait nous approcher de nous avec attention et compassion. Mais voilà que nous tombons sur une nouvelle difficulté à prendre soin de nous. On n’a pas envie d’y aller, et c’est le deuxième poison : la répulsion. Nous reconnaissons que notre enfant a été malheureux, eh bien justement pour cela, nous préférons nous en éloigner. Seulement, quand nous fuyons cette souffrance en croyant nous protéger, nous fuyons l’enfant qui l’a vécue. Cet enfant c’est nous ? Eh bien tant pis ! Tant que nous n’aurons pas réalisé que cette attitude d’éloignement ne le guérit pas et qu’il souffre toujours, tant que nous ne prendrons pas conscience que ses discrets gémissements continuent à nous impacter, nous fuirons. Notre reconquête ne pourra commencer que lorsque nous aurons accepté de souffrir un peu pour nous. En attendant, cette répulsion pour nos zones d’ombre nous condamne à chercher à éviter tout contact fortuit avec elles, donc avec nous. Cela nécessite une stratégie, vu que l’enfant continue ses SOS depuis le fond de sa cave.
La tactique est simple : se laisser attirer par tout ce qui nous permettra de ne pas nous rencontrer. Cette attraction est le troisième poison. Elle représente encore une nouvelle difficulté pratique à notre autoguérison car il faudrait que nous jouissions d’un peu de temps pour nous occuper de nous. Or, pour nous préserver de tout contact avec cet enfant intérieur, nous nous tournons sans arrêt vers l’extérieur. Nous travaillons énormément, nous sommes prisonniers des transports. Ou alors nous nous livrons à toutes sortes d’occupations ou d’addictions, nous sortons, nous nous étourdissons et quand rien ne se présente, nous regardons une série ou nous récurons la maison. Tout ce qui est dehors nous attire dans l’exacte mesure où tout ce qui est dedans nous repousse. Certes, nous pouvons vivre ainsi assez plaisamment mais est-ce une solution durable ? Non. Il y en a toujours un dans le placard.
L’analyse bouddhiste donne la raison de ces poisons : nous vivons dans la séparation « moi-les autres » et aussi dans la séparation interne : moi-moi, moi le grand – moi quand j’étais petit. Ce monde dit de la dualité est un monde de conflits où l’isolement multiplie les risques de souffrance et de mort. La solitude est encore plus dangereuse et menaçante pour le séparé que pour celui qui croit avoir trouvé la protection d’un clan, d’une famille, d’un groupe, d’un parti, d’une religion. Laisser seul notre enfant intérieur revient dès lors à une non assistance à personne en danger et c’est une bonne motivation pour aller le retrouver et braver les trois poisons. Encore faut-il savoir par quel bout nous prendre et comment nous soigner.
Pour déceler nos plus grands besoin de guérison, investiguons avec les ouvrages que nous offre la psychologie récente. Retrouver l’enfant en soi, de Bradshaw recense les besoins et les blessures des enfants âge par âge et analyse les carences et les souffrances que cela provoque chez l’adulte. En répondant à des questions test, on est mis sur la piste de nos âges les plus fragiles pour les guérir. Lise Bourbeau dans Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même énumère la blessure du rejet, de l’abandon, de la trahison, de l’injustice et de l’humiliation. Elle donne une analyse assez précise des conséquences comportementales de chaque type de blessures. Ainsi, même si nous n’avons pas repéré de quel ordre sont les souffrances de notre enfant, nous pouvons remonter jusqu’à elles à partir du portrait où nous nous reconnaissons le mieux. Découvrant que ce que nous prenions peut-être pour des traits de caractère sont en fait des comportements réactifs de survie, des masques posés sur nos écorchures, nous pourrons aller à la rencontre de notre vérité en sachant qu’elle est beaucoup plus joyeuse que ce que nous sommes devenus.
Il est indispensable ensuite de savoir dans quel esprit nous allons faire ce voyage. Si c’est avec une rancœur vindicative, nous ne ferons que raviver la peine en la redécouvrant et envenimer nos relations. Si c’est avec désespoir, nous allons tous les deux nous noyer… Or la confrontation avec nos blessures n’est pas le but de notre démarche, c’est une étape. Notre but c’est la guérison. Vous vous souvenez des caractéristiques de l’enfant ? Il reprendra vie au fur et à mesure qu’il sera consolé.
On sait que qui se ressemble s’assemble. Partons donc d’une qualité enfantine pour le retrouver. Gérald Hüther, neurobiologiste allemand, nous donne dans ce cadre un précieux conseil en attirant notre attention sur une des principales vertus de l’enfant dont j’ai déjà parlé : il s’enthousiasme entre 20 et 50 fois par jour. Énorme, n’est-ce pas ? Et très important …Nous naissons avec un programme d’enthousiasme essentiel à notre survie et croissance. Je le cite : « Chaque petite tempête d’enthousiasme met en œuvre une sorte d’autodoping cérébral. Ainsi sont produites les substances nécessaires à tous les processus de croissance et de réaménagement des réseaux neuronaux. C’est ce qui explique pourquoi nous progressons si rapidement dans ce que nous faisons avec enthousiasme. »… et pourquoi nous restons secs quand ça nous emm… L’étymologie du mot « enthousiasme » n’y va pas avec le dos de la cuiller, elle signifie : Dieu en nous. Alors ne nous en privons pas, et allons dans l’enthousiasme vers ce « réaménagement » de notre cervelle. Notre guérison « progressera rapidement, » ce n’est pas moi qui le dis, c’est de la science.
Vous m’objecterez que l’enthousiasme, ça ne se décrète pas. Certes, mais on peut réveiller la joie qui lui est parente. Au besoin, faisons-nous rire artificiellement pour la susciter. Regardons des vieux Funès et rigolons avec l’enfant, grimaçons surtout. Les enfants adorent se faire des grimaces. Voici un petit protocole matinal sans contre-indications. Commençons la journée en grimaçant devant notre miroir et voyons si nous arrivons à rester quand même sérieux, tristes et empesés. En nous regardant droit dans les yeux, offrons-nous des compliments. Disons-les à voix haute pour que nos oreilles en profitent : n’oublions pas que sous nos grandes oreilles, il y a celles de l’enfant qui n’a pas toujours été assez complimenté. Et ne quittons pas notre miroir avant que notre regard ne se soit éclairé de cette certitude qu’une nouvelle journée remplie de choses intéressantes commence. Si nos yeux restent tristes, appelons la lumière et la joie du cosmos à la rescousse et posons notre regard sur le troisième œil dans le miroir en cherchant à respirer entre nos sourcils. Ensuite, toujours en nous regardant, rions franchement, Hahaha, puis en faisant vibrer notre ventre : Mmmm, Mmmm, Mmmm. Ça va mieux ? Donnons-nous la permission de nous changer de place.
Maintenant on peut s’y mettre. Quelle méthode suivre ? Voici une méthode générale qu’on peut appliquer à notre guérison enfantine. Commençons par notre intention de départ. Notre intention doit être bienveillante, elle doit être claire, elle doit être puissante, elle doit être forte. Ensuite, nous devons l’appuyer par une pensée positive et donner vie à cette pensée par une image. Enfin, l’image doit être portée par une émotion de joie, d’amour et de tout ce qu’on veut… Il suffit ensuite d’emballer le tout dans la foi en la puissance bienveillante de l’énergie qui nous entoure. Imprégnons-nous de cette conviction et prononçons une phrase comme celle-ci par exemple : « C’est ça que je souhaite et cela se produit, merci. »
Choisissons donc clairement un domaine ou un âge où nous avons diagnostiqué une souffrance plutôt que de nous mesurer à un gros paquet diffus. Il s’agit de ne pas noyer notre pensée sous un déluge d’informations confuses. « Nous allons guérir de la cruauté de ce dentiste » convient parfaitement. Ensuite construisons-nous une image rayonnante et pleine de vie. Utilisons une photo, inventons-nous une autre expression, donnons-nous même un autre prénom si le nôtre nous pesait, installons de nouvelles vibrations, amenons de nouvelles émotions. Voyons sourire l’image et sourions-lui, laissons grandir non seulement l’amour et la compassion, mais l’entrain et l’enthousiasme pour cette nouvelle expérience que nous allons vivre ensemble. Il s’agit de redonner à l’enfant sa joie initiale à partir de notre état joyeux : cela fera résonance.
Maintenant dans la lumière du cœur ouvert, reposons-nous avec nous-mêmes. Suivant notre souffle dans une respiration consciente qui nous empêche de battre la campagne, on a désormais assez d’énergie pour comprendre qu’aimer tous les aspects et les protagonistes de notre existence est la seule voie de guérison parce que c’est la seule voie vers l’union. La voie du cœur est la seule qui étreigne les êtres et jusqu’aux étoiles les plus lointaines et qui permette la sécurité. On est bien dans l’amour, c’est chaud et c’est inépuisable. La puissance d’unification du cœur répare les dégâts de la voie de la séparation et nous disposons de cette puissance. Dans cet esprit, toujours dans cette méditation, on peut suivre le conseil de Saint Marc. « Laissez venir à moi les petits enfants, » fait-il dire au Christ avant de nous apprendre que « les prenant dans ses bras, il les bénissait. » Prenons-nous dans les bras gentiment en nous reliant à un amour souverain. Bénissons-nous.
Si d’emblée nous ne pouvons contacter le Christ ou l’enfant en nous, testons diverses techniques données par les psychologues, toujours avec notre intention claire. Voici quelques unes de leurs prescriptions. Entrer dans un dialogue à haute voix avec notre petit enfant en commençant par lui demander pardon de l’avoir si longtemps négligé, lui offrir des crayons pour qu’il dessine ou encore commencer avec lui un échange épistolaire en écrivant nos lettres de la main qui n’en a pas l’habitude. En cas de difficultés au démarrage, utiliser des madeleines, je veux dire des madeleines proustiennes : une chanson de notre enfance, une photo, un tour de manège, un plat qu’on ne se fait plus.
Il est inévitable que notre souvenir nous confronte à d’autres personnes, ne les évinçons pas. Prenons nos parents par exemple. Nous avons peut-être gardé une dent de lait contre eux. Mais reconnaissons que nous sommes faits à 100 % de la chair de notre maman, selon l’expression maternelle « Tu es la chair de ma chair ». Est-elle heureuse ? Le fut-elle ? Ne lui ressemblons-nous pas par de nombreux points ? Ou à certains autres de nos ancêtres ? En réalité, nous vivons par eux tous, sans eux nous ne serions pas, et eux vivent en nous jusqu’à ce qu’à notre tour nous devenions des ancêtres vivant dans nos descendants. Ainsi, l’attitude adéquate à la rencontre de notre enfant intérieur est de reconnaître que notre lignée nous a légué ce qu’elle était, qu’elle nous a construits comme on l’a construite. Nous n’avons pas inauguré l’expérience et la sensation de l’abandon, du rejet ou de l’humiliation, nos aïeux l’ont vécue avant nous et tant qu’elle n’est pas guérie leur propre souffrance accroît la nôtre par son écho. En un mot, nous ne sommes pas séparés de notre lignée. Nous sommes elle, elle est nous.
Ah zut ! Voilà qui nous oblige presque à leur pardonner ! En effet, leur en vouloir non seulement est contraire à l’amour, mais ça devient contraire à la raison. Cela nous empêche tous de guérir, eux et nous, tandis qu’accepter les choses comme elles sont et passer l’éponge sur leurs torts ouvre la voie à notre régénération en déblayant le terrain. Bien sûr, il ne s’agit pas d’effacer complètement ce qui a été vécu, mais la charge émotionnelle et pathogène qui s’en est suivie. Thich Nhat Hanh dans son livre Prendre soin de l’enfant intérieur propose des temps de marche ou de respiration conscientes, « J’inspire, je me vois à l’âge de cinq ans, j’expire, j’ai de la compassion pour cet enfant. » Puis : « J’inspire, je vois papa à cinq ans, j’expire, je souris à papa ». Il est certain qu’en cas de conflit, nous aurons plus de facilités à pardonner à notre père encore bambin que dans l’âge où il nous flanquait des claques. Ça vaut le coup d’essayer en cas de blocage.
A la suite de ces pratiques, peu à peu, nous commencerons à pouvoir nous observer dans la vie quotidienne sans nous mal juger, en dehors même des temps d’intériorisation ou de rendez-vous formel avec notre enfant. Cela demande une grande vigilance car le déclenchement pourra avoir été très fugace : un signal inaperçu, des connexions inconscientes dans notre cerveau, et hop ! nous aurons à nouveau été en contact avec le traumatisme sans l’avoir su. Du coup, notre réaction portera le sceau de la douleur passée, elle ne sera ni libre ni adéquate. Mais peu à peu par notre attention bienveillante nous deviendrons conscients de nos comportements disgracieux et nous apprendrons à diriger le regard vers la racine de souffrance qui en est la base. Nous finirons par découvrir qu’il n’y a pas d’accès de tristesse sans cause, ni d’irritation ou de propos cassants gratuits, il n’y a que des appels au secours.
En y répondant, nous avancerons doucement vers notre unification intérieure. Nous sortirons le petit malheureux du placard et récupérerons notre enfance. Nous retrouverons dans notre présent d’adulte la liberté d’expérimenter même ce qui lui a été interdit et une vie tout à fait différente de celle que nous mettons en œuvre va peut-être surgir. Nous ne serons plus ces amputés, seuls, occupés à pousser la radio pour ne pas entendre crier dans la cave. Nous serons là, nous tous dans tous nos âges pour fêter la vie. Cela suffirait à nous plaire n’est-ce pas ? La réalité est encore plus riche. Si nous vivons de l’héritage de nos ancêtres, si nous sommes en interaction avec eux, en nous guérissant, nous les apaisons. Heureux, reconnaissants, ils deviennent nos alliés. Nous ne transmettrons plus non plus nos blessures à nos descendants si bien qu’ils seront davantage capables que nous d’être heureux en harmonie.
Mieux encore. Les découvertes de la physique quantique ouvrent des perspectives incroyables. Selon elles, le temps est une dimension pratique pour vivre ici. Mais en réalité nous sommes une vibration de la conscience d’une intensité d’énergie complètement inconcevable et hors du temps. Il s’ensuit que ces flèches temporelles sur lesquelles les enfants apprennent les conjugaisons sont valides dans le cadre de notre existence actuelle mais que cette linéarité n’est pas l’unique réalité. En réalité, tous les possibles de tous les temps se juxtaposent simultanément dans l’infini de l’énergie.
Tout le monde convient aujourd’hui que le passé conditionne le présent. On admet désormais que le présent peut conditionner le passé, et même que le futur conditionne le présent puisque dans cette énergie tous les possibles sont possibles. J’ai lu qu’en mathématiques pures, la réversibilité du temps est déjà en équations. De ce fait, exactement comme les scientifiques ont découvert qu’un photon déjà lancé sur une piste pouvait jusqu’à un certain degré de sa course rétrograder dans le temps et s’adapter à une situation nouvelle, dans une certaine mesure notre passé peut se modifier d’une façon ou d’une autre. Par conséquent l’attention de l’adulte va permettre rétroactivement à l’enfant soigné par son âge futur d’être déjà consolé quand la blessure survient. N’est-ce pas une découverte exaltante qui nous appelle davantage à nos responsabilités ? N’est-ce pas une aide prodigieuse que nous pouvons nous apporter au moment même du malheur ? Une merveille de l’amour ?
Ainsi devenons-nous de plus en plus complets et tranquilles, de plus en plus proche de nous. Ayant retrouvé notre enfant, sans cesse nous le protégeons. Et un jour, nous découvrons que c’est l’inverse : c’est lui qui nous protège. Peu à peu, il nous mène à un état d’être inconnu de la plupart d’entre nous : l’état de l’enfance retrouvée dans l’âge adulte. Et ça donne quoi ? Reprenons la liste que nous avons égrenée tout à l’heure : un adulte à nouveau vrai, relié à son corps, présent, enthousiaste, clair dans ses besoins, attentif, concentré, libre, créatif, sensible à l’amour et la compassion, joyeux et émerveillé, confiant et vêtu d’innocence. Un être dans le même temps sage, responsable, conscient, utilisant par amour toutes ces qualités pour continuer à apprendre et agir dans l’intérêt de tous. Peut-être est-ce là la définition d’un homme éveillé ? Qu’en disent les anciens ?
Ils sont plus concis que cette conférence mais ils disent la même chose ! Selon Lao Tseu, « celui qui est dans la complétude de la vie est pareil à un nouveau né. » Sa confiance ne va plus à ses parents terrestres mais à l’expérience de la source lumière-amour qui nourrit toutes ses qualités et coule en lui, cette source dont il ne se sent plus séparé. Son bonheur est aussi infini que sa nouvelle naissance. Le Christ déclare à peu près la même chose de son côté. « A celui qui ne redevient pas comme un petit enfant, le Royaume des cieux est fermé. » Comme Lao-Tseu, il parle de naissance : « Il te faut renaître d’eau et d’esprit » explique-t-il à Nicodème. Dans notre matière, nous ne sommes pas maîtres de l’esprit, qu’on dit aussi souffle, feu, lumière, amour et que les sciences les plus laïques nomment aujourd’hui énergie-information et vide plein … Dès lors, cette nouvelle naissance n’est pas de notre ressort. Mais cette énergie est partout et elle se donne. Nous baignons dedans, nous pouvons la respirer, lui abandonner notre renaissance. Dans cette conscience et cette confiance, allons vers notre enfant intérieur. Prenons-nous par la main pour une promenade vers ce que nous sommes. Dès les premiers pas, la lumière croît.