Faut-il avoir raison ?


Faut-il avoir raison ? Voilà une question qui ne perturbe sans doute pas le mollusque ni l’hirondelle ou l’éléphant, au contraire de questions comme : qu’allons-nous trouver à manger ce soir ? Ou : comment assurer notre reproduction ? Interrogations que nous partageons avec eux. C’est donc une question qui ne concerne pas directement la survie de l’espèce, une question non vitale en quelque sorte. Et pourtant, chez les hommes, elle paraît universelle : nous sommes huit milliards et nous voudrions tous avoir raison. Pourquoi ? et devant qui ? Devant nous ? Devant les autres ? Qu’est-ce qui arriverait dans le cas contraire ? Quelles conditions faut-il réunir ? Est-ce possible d’ailleurs de les réunir toutes ? Et si nous avions tort de vouloir avoir raison ? Et encore est-ce si important d’avoir raison ? Je ne devrais pas poser cette question en introduction car si vous répondiez non, c’en serait fini de votre écoute ! Si la question se posait tout à fait différemment ? Devant le monceau d’interrogations que cette question soulève, il devient urgent de commencer par déterminer le sens de l’expression.

Une petite visite dans mes dictionnaires m’a rappelé que le mot raison vient d’abord d’un verbe latin qui signifie compter, penser. La raison appartient donc au domaine du mental. J’ai trouvé dans le dictionnaire philosophique de Lalande, ou celui de la langue française d’Alain Rey, des colonnes entières sur sa définition. La raison, vous voyez, celle que Kant a traitée dans sa Critique de la raison pure. Cette capacité d’établir une pensée logique qu’on nomme raisonnement. Un raisonnement logique est partageable par tout autre esprit logique, d’où qu’il vienne sur la terre et quel que soit son état social. C’est le postulat de toutes les éducations et les écoles que la pensée logique est partageable et qu’en plus, elle peut s’acquérir ou se développer. La raison s’éduque, nous pouvons tous accéder à un esprit « rationnel », « raisonnable » qui permette aux humains d’avoir une base commune, neutre et objective loin des passions et des particularités individuelles. Cette neutralité et le caractère indiscutable du raisonnement lorsqu’il est rigoureux, culmine dans la démonstration. On le voit particulièrement dans les sciences et les mathématiques. Avec un grand R, la raison est donc l’antidote de la superstition, des croyances obscures et moyenâgeuses, elle est du côté de la lumière, sa victoire a mérité un siècle : le siècle des lumières. Nous ne savons pas encore s’il faut avoir raison, mais selon les dictionnaires, il est clair qu’il est bon d’avoir de la raison… sans devenir raisonneur pour autant !

Du côté de l’absence de raison, il y a quelques mots construits avec le préfixe négatif in- qui signifie la négation. On le trouve dans les mots ir-raisonnable, ou ir-rationnel, c’est-à-dire hors du champ de la raison. Mais on rencontre surtout une famille de mots qui commence par le préfixe dé-. Celui-ci décrit un mouvement vers le bas, comme dans descendre, déchoir, puis aussi l’annulation, comme dans détruire (avec mouvement vers le bas) ou dératiser. Par ce préfixe, la langue nous indique que perdre la raison, c’est une chute. On sombre dans la déraison, on fait des choses déraisonnables. En un mot, l’antonyme de raison, c’est la folie.

Pour la locution avoir raison, alors, que disent mes dicos ? La réponse est rapide et tient en une ligne : avoir raison, c’est être dans le vrai, être en accord avec la raison. Ici quand on n’a pas raison, on n’est pas forcément fou pour autant, on a simplement tort. Mais on n’a pas envie d’être fou, et qui a envie d’avoir tort? Personne ! Alors à moins d’un paradoxe, la réponse à la question de cette conférence est oui, oui, bien sûr qu’il faut avoir raison. Plus exactement, il ne faut surtout pas avoir tort. Pourquoi ?

Cela tient à notre conception du monde et de la société. Vous connaissez la chanson de Jacques Dutronc : Sept cent millions de Chinois, et moi, et moi et moi ? Elle présente bien la dichotomie, l’abîme qui se trouve entre le monde entier d’une part, et nous, et nous et nous, de l’autre. De ce fait, nous acquérons à nos propres yeux une importance centrale et essentielle qui nous enfle d’un peu de vanité, tout en nous remplissant d’une certaine crainte devant le nombre des autres ‘moi’ sur la terre. Cela nous amène donc à chercher à avoir raison devant nous-mêmes, et devant les autres, un peu comme une justification à notre présence sur la terre et une protection.

Hélas, ce n’est pas si facile d’avoir raison… pour en être sûrs ne serait-ce que devant nous, il faudrait que notre pensée soit vraiment conforme et à la réalité extérieure, et à la réalité de notre vraie personnalité. Or savons-nous qui nous sommes vraiment ? Il ne s’agit pas ici de métaphysique, du corps, de l’âme et de l’esprit. Tout simplement, savons-nous vraiment si nous aimerions le parapente ? Est-ce qu’on ne préférerait pas être trans-sexuel si on osait se poser vraiment la question ? Et est-il conforme à notre caractère d’être vacciné, ou de refuser le vaccin ? En d’autres termes, avons-nous eu raison dans nos choix ?

C’est assez compliqué à déterminer car pour la plupart d’entre nous, nous n’avons pas eu l’occasion de nous déployer tels que nous sommes. Nous avons été formés, voire formatés par ceux qui nous ont élevés : la famille, l’école, le milieu du travail, la société, et aussi par l’époque où nous vivons. Du coup nous pensons comme Aristote lorsqu’il remarque : « Ce qui paraît juste à une multitude, nous disons que c’est vrai ». En d’autres termes, nous avons appris à déléguer à d’autres notre liberté d’avoir raison pour nous-mêmes. Il faut voir avant de nous déterminer ce qu’en pensent les experts, les médias, le gourou, le parti, notre mari ou notre femme… De ce fait, nous représentons plutôt la somme de nos conditionnements qu’une individualité originale. Quand nous croyons avoir raison, qui a raison? En grande partie, la masse des mémoires et formatages qui nous ont construits tels que nous sommes.

Mais comme nous n’avons pas conscience d’avoir été à ce point conditionnés, cela ne nous empêche pas de nous identifier à ces convictions – même si elles ne viennent pas de nous, ainsi qu’à tout ce qui nous détermine, qui vient du monde extérieur et que nous finissons par intérioriser. Contentons-nous d’une seule vérification, à partir des métiers par exemple et voyons s’ils n’exercent pas une grosse influence sur nous. Prenons la lettre P. Que nous soyons pâtissier, pirate, podologue, professeur ou putain, c’est nous, aucune distance entre le métier et nous. Personne ne vous dira : « J’exerce le métier de pharmacien ». Ce sera donc  : «  Je suis pharmacien ». Nous rendons-nous compte des implications d’une telle formulation ? De la réduction de l’être qu’elle implique ? Je suis… pharmacien ? Si notre définition de nous-mêmes est celle de notre métier, nos choix, nos pensées etc vont en dépendre. Qui aura raison en nous ? Nous, ou le pharmacien ? Peut-être que notre nature profonde de pharmacien serait plus épanouie devant une pâte à gâteau ? En tout cas, sauf si nous en prenions conscience par nous-mêmes, il serait difficile à quelqu’un d’autre de nous faire entendre … raison.

En effet, dès lors que nous sommes identifiés à nos principes, il nous est insupportable de les voir remis en question. Puisque c’est nous, les garder, c’est une question de vie ou de mort ! En 1968, un certain nombre de communistes militants refusa d’admettre l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie car cet acte ne pouvait concorder avec ce qu’ils rêvaient d’un communisme généreux. Ils avaient fait de cette idéologie l’axe de leur vie et de leur foi. D’un seul coup tout se serait écroulé, le communisme aurait cessé d’avoir raison et eux avec. Ce fut un déchirement et une sorte de perte d’identité pour certains d’entre eux que de devoir admettre les faits. Par rapport à notre sujet, on ne sait toujours pas s’il faut avoir raison d’une façon générale, mais individuellement si, nous remarquons que cela nous est nécessaire. Oui, il faut. Il faut puisque nous ne pensons pas qu’avoir raison ne relève au départ que de notre mental, comme une posture qu’il prendrait. Et nous oublions que ce mental n’est qu’un élément de notre personnalité, et qu’il est ajustable. Non, sil s’agit de notre identité même. Une grande partie de la rééducation tentée par la communication non violente, dite CNV, est de ménager l’autre dans son égo, son besoin de survie et sa certitude d’avoir raison. On n’accuse pas l’autre d’avoir tort, on part de son propre ressenti. Pour donner une chance à l’autre admettre son erreur éventuelle, il faut d’abord qu’il se sente en sécurité. Et dans la mesure où il est identifié à ses opinions et ses pensées, il faut l’assurer d’abord que nous n’avons pas l’intention de les ébranler, et que le problème ne vient pas de lui mais de nous.

Pourtant cette nécessité d’avoir raison n’est pas sans danger pour nous. Car devenant imbus de cette conviction, quelle raison aurons-nous de changer un jour d’avis ou de comportement ? Aucune, pensons-nous : pourquoi le ferions-nous ? Eh bien parce que la vie est changement. Rien n’est permanent ni en nous, ni autour de nous. A supposer que malgré nos conditionnements, nous ayons eu raison dans nos choix, il se pourrait que ce qui était juste à un moment devienne complètement inadapté à l’évolution des choses. Vouloir mordicus avoir raison amène des risques d’entêtement et d’aveuglement au moment où les circonstances réclameraient un changement. Nous nous mettons à vivre dans un monde de plus en plus illusoire et déconnecté de la réalité.  « Il est dans son monde », disons-nous de certains.

Mais avoir raison, c’est avoir raison dans l’instant, rester en adéquation avec la vie telle qu’elle se déroule, d’une façon conforme à la réalité comme disait le dictionnaire. Si notre famille a habité au pied du Cumbre Vieja aux Canaries depuis des siècles, est-ce une raison de vouloir reconstruire notre maison à l’endroit même où est passé la lave du volcan quand il s’est réveillé ? Ou encore, nous avons eu raison d’embaucher à telle date avec tel employeur dans tel endroit, mais est-ce une raison pour y rester après toutes ces années alors que de nombreuses modifications ont eu lieu ? La vie peut nous en montrer de grandes : notre patron a eu un AVC et son remplaçant nous malmène, et des petites : la place où nous nous garions gratuitement tout près du bureau est désormais occupée par un olibrius. Les voyons-nous seulement, ces modifications ? et si nous les voyons en faisons-nous un sujet de réflexion ? Ou la conviction d’avoir raison nous a-t-elle fermé les yeux et les oreilles ? Si nous restons attachés à un équilibre qui s’est modifié, il est possible que nous commencions à avoir tort. Autrement dit, nous avons tort au moins de croire au bien fondé de notre obstination, nous avons tort de croire avoir raison. Nous voilà en porte-à-faux. Cramponnés au passé, sourds et aveugles à ce qui arrive ensuite, nous perdons toute lucidité et toute capacité non seulement d’avoir raison pour nous-mêmes mais aussi d’avoir de la raison. Avoir eu raison n’est pas une garantie éternelle.

Il y a plus : comme nous sommes en société et en interaction constante avec les autres, suffit-il d’avoir raison devant nous ? Avoir raison tout seul quand des millions de gens sont d’un avis contraire, c’est simplement être tout seul. « On a toujours tort d’essayer d’avoir raison devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu’ils n’ont pas tort. » disait Raymond Devos. Le nombre de savants persécutés pour avoir émis le résultat de découvertes opposées à l’idéologie dominante suffit à nous en convaincre. Qu’ils aient eu raison ne les a pas protégés, loin de là. De ce fait, nous avons raison de penser qu’il est impératif d’avoir raison devant les autres pour ne pas être tout seul dans notre cas. C’est une mesure de protection. Parce qu’avoir raison contre les autres , c’est trop dangereux.

Ajoutons à cela le plaisir la vanité : c’est vrai, si nous sommes notre seul public, les applaudissements manquent de puissance ! Je me demande donc si une seule personne n’a jamais entendu ou prononcé au moins une fois ce « Je vous l’avais bien dit! » du triomphe immodeste. Dans ce cas bénin, et pour répondre à la question de cette conférence, il ne « faut » pas avoir raison, mais c’est bien agréable… Nous avons tous passé aussi des moments où nous avons su mieux que les autres ce qu’il faudrait faire et comment. Nos réactions au début de la pandémie l’ont illustré abondamment. En avons-nous entendu ou proféré des « Y a qu’a – faut qu’on ? » Ou assez rapidement des « il aurait fallu , y aurait eu qu’à » etc ! Si nous nous sentons impuissants par rapport à la société ou à notre famille, nos réactions s’arrêtent là et alors trois solutions principales s’offrent à nous : l’oubli et l’indifférence, la dépression résignée et la soumission, ou la paranoïa, c’est-à-dire la folie de la persécution. Aucune n’est satisfaisante.

En revanche, si nous nous sentons puissants, comme avec nos proches, la donne change. Nous nous mettons à instaurer des rapports de force. Eh oui ! Vu que les autres aussi sont comme nous, ils ont exactement le même besoin fondamental que nous d’avoir raison. Alors surgissent des conflits sans solution, des guerres de tranchée, des harcèlements, des tyrannies familiales ou professionnelles. La certitude des uns et des autres d’avoir raison, l’enfermement dans cette conviction comme dans un bastion n’est pas la règle heureusement. Mais elle est quand même à l’origine de nombreuses souffrances, disputes et séparations de collègues, d’amis, d’amoureux, d’époux, d’enfants et de parents. Le seul dialogue possible dans ce cas est un dialogue de sourds : avec moi ou contre moi, aucune nuance de gris. Dans notre monde de dualité, on a souvent raison contre les autres parce que notre esprit s’ouvre difficilement à l’idée que chacun peut avoir raison en même temps. D’ailleurs, Gandhi nous a bien prévenu : « Chacun a raison de son propre point de vue mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort ! »…Fleuron de ce dysfonctionnement, la psychologie moderne a mis en lumière le profil du pervers narcissique. Il pousse le besoin d’avoir raison jusqu’à la destruction de la cible.

Et quand tout va bien ? Quand tout le monde se range facilement sous la houlette de qui déclare : « Je suis d’accord avec toi du moment que tu es d’accord avec moi ? » Eh bien on se trouve dans l’appauvrissement des personnalités et la ouate de la pensée unique. Le groupe est du même avis, s’oriente vers les mêmes métiers et pratique à peu près les mêmes activités. Il y a des familles de fêtards ou de dépressifs, de musiciens, de joueurs de tennis ou de profs, des maçons de père en fils et qui le font savoir sur la porte arrière de leur camionnette. Peut-être est-ce une source d’ennui ? En tout cas c’est une fragilité, si on en juge par l’équilibre de la vie sur la terre : il faut de la bio-diversité. Dans ce groupe ou cette famille, en cas de remous, combien y aura-t-il de solutions possibles devant l’adversité ? Une seule peut-être, les ouvertures de la différence ayant été clôturées. Or une seule solution, c’est plus fragilisant qu’un panel de solutions. Et connaissez-vous des groupes à l’abri des remous ? Aucun. Tout changeant sans cesse et nous aussi, il est inévitable que cela un jour ou l’autre nous présente des inconforts et des défis.

La nécessité d’avoir raison et d’entraîner les autres dans son sillage, est pareillement ressentie au niveau des collectivités et des états. En effet, avoir raison ne s’arrête pas en général à un constat intellectuel. Cela donne le pouvoir d’agir. Cela légitime ce qu’on va faire à partir de cette base. De là à inverser le processus et à légitimer nos actions par un camouflage de raison, il n’y a qu’un pas que les hommes ont souvent franchi. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage, dit le proverbe. Avec cynisme, nous affirmons que nous avons raison pour être légitimes, même quand nous savons dès le début que nous avons tort. Car ce qui nous importe n’est pas tant d’avoir raison que d’être légitimés. Contentons-nous ici d’un exemple français. Nous avons été de grands esclavagistes, puis grands colonisateurs. Nos colons n’avaient aucun soupçon d’avoir tort, au contraire, ils se sentaient légitimés dans leur captation des biens d’autrui et celle du pouvoir, de par leur supériorité auto-proclamée. A nous la raison, la seule bonne religion, l’unique civilisation etc ! Ajoutons la certitude de la supériorité de l’homme blanc sur toutes les autres couleurs du monde, tirée d’on ne sait quelle vanité autocentrée et irrationnelle, qui était également un argument massif. C’était donc quasiment de la philanthropie que d’envahir et de nous installer dans ces pays de nègres, de bougnoules et de macaques sales et sous-développés, du moment que nous y installions quelques hôpitaux et un consulat. Cette auto-évaluation a ratifié à nos propres yeux notre légitimité. Mais cette sorte de raison n’est qu’un dévoiement de la raison, c’est celle que décrivait La Fontaine dans Le loup et l’agneau : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » Jeux des égos, manipulations et auto-manipulations, jeux de la pensée.

Car rappelons encore qu’avoir raison est un point de vue du mental, et que le mental n’existe que par la pensée et sa parole. A-t-on besoin d’avoir raison quand on respecte l’autre dans ce qu’il est ? A mon avis non, il n’y a que des attitudes différentes et plus facilement conciliables. Et en cas de désaccord avec l’interlocuteur, l’autre a-t-il tort tant qu’il n’est pas confondu ? Vous remarquez que les termes qui caractérisent les débats sont militaires. Il y a battre dans dé-battre, il y a vaincre dans convaincre, un point de vue ‘l’emporte’ sur un autre, on a gagné ou perdu un débat comme on gagne ou perd un combat… Partant de là, qui ne peut ‘se défendre’ est perdant, le proverbe le sait bien qui nous affirme que les absents ont toujours tort.

S’il s’avère qu’on a tort, on devient le perdant. Le principal est alors de ne pas le reconnaître, à petite ou à grande échelle. La réaction d’un représentant de l’armée française lors de l’affaire Dreyfus est emblématique. Il y a bien longtemps de cela maintenant, en 1894, un officier juif alsacien nommé Dreyfus fut accusé d’avoir trahi la France au profit de l’Allemagne. Le procès fut emballé avec présentation de fausses pièces d’accusation sur fond d’antisémitisme, et l’officier fut condamné. Mais il clamait son innocence et deux ans après, on découvrit le véritable coupable, un nommé Esterhazy. C’est là que ça devient hallucinant. L’homme dont la culpabilité ne fut pas mise en doute, fut quand même acquitté à l’unanimité, et Dreyfus, dont l’innocence était désormais prouvée, resta accusé de trahison et interné. Motif ? Écoutons un représentant de l’armée : « Une erreur, lorsqu’elle est française, n’est plus une erreur ». Je m’arrête là dans le récit de cette affaire qui dura 12 ans et divisa la France car ce n’est pas notre sujet. C’est dommage, c’était très intéressant.

Il y a d’autres façons de l’emporter dans un débat que le déni et c’est ce que les cours de rhétorique ont développé depuis la Grèce antique. La rhétorique c’est l’art du discours, c’est à dire celui d’avoir raison. Les Grecs, d’ailleurs, acquittaient parfois des forbans en hommage à la belle défense de l’avocat, pour le plaisir de l’habileté de la plaidoirie. En d’autres termes, la rhétorique n’est donc pas exactement l’art d’avoir raison (ce qui serait plutôt du domaine de la philosophie) mais l’art de le faire croire, et peut-être même de se le faire croire. Cette possibilité de notre cerveau a donné lieu à bien des excès. Shopenhauer a exposé dans L’art d’avoir toujours raison 38 trucs utiles dont plusieurs viennent des Grecs. Madame Cody Goodfellow, reprise – et effacée ? par monsieur Chomsky, a recensé Dix stratégies de manipulation des masses. Juste pour voir à quel degré d’habileté nous en sommes pour nous-mêmes et si nous les utilisons, je vais y piocher pêle-mêle quelques exemples. Je ne suis pas seulement ici en train de blaguer, car vous allez voir : si vous êtes comme moi, vous allez parfois vous reconnaître tellement nous avons l’habitude de ces procédés. Les débats autour des vaccins vont nous fournir un champ d’observation facile et actuel.

Pensons-nous avant tout à nous attirer la sympathie de l’autre avant de lui rentrer dans le lard ? Cette hypocrisie est propre à faire baisser la garde de l’adversaire. Les Latins appelaient ça la captation de bienveillance et c’est encore vrai à l’instant même : « Ô noble assemblée ! quelle joie pour moi, quel privilège que de parler devant une assistance comme la vôtre ! » Ensuite, tous les coups sont permis. Vous pouvez dévier le débat, noyer le poisson, botter en touche, répondre à une question embarrassante par une autre question comme dans cette blague jésuite que j’affectionne. « Mon père, est-il vrai que quand vous ne voulez pas répondre, vous posez une autre question à la place ? – Ah bon ? Qui est-ce qui vous a dit ça ? » Généralisez abusivement surtout et falsifiez les propos de l’autre en les reprenant tendancieusement ou seulement en partie. N’oubliez pas que Talleyrand se vantait de mener à la guillotine n’importe qui à partir d’un écrit, rien qu’en le caviardant (c’est à dire en lui par soustraction de certains mots ou plus). Déformez ses idées en utilisant un vocabulaire à connotation négative, par exemple, ne parlez pas d’opposants au vaccin ou au pass sanitaire, mais de complotistes.

Vous êtes à court de contre-argument ? Qu’à cela ne tienne, déconsidérez la personne plutôt que ce qu’elle dit et utilisez le sous-entendu. Il est bien difficile de répondre à un sous-entendu qui par principe, n’a pas été énoncé… Par exemple, susurrez à un cadre : « Seules les aides-soignantes et les femmes de ménage refusent le vaccin dans le milieu médical. » (sous-entendu, elles sont beaucoup moins bien que toi). Vous avez le droit de combiner plusieurs procédés. Ici, appréciez au passage la généralisation abusive (les aides soignantes…) et le machisme ordinaire : ce ne sont que des femmes. Passez à l’attaque personnelle directe : « Je me tâte encore pour le vaccin. – De toutes façons, tu as toujours été contre tout. » (ce qui n’était pas le sens des paroles du premier locuteur). Notez ici l’appui supplémentaire apporté par l’exagération et le ton péremptoire. Interrompez votre interlocuteur pour l’empêcher de développer sa pensée et pour caser la vôtre à la place. Déconsidérez d’autres personnes du même avis que votre adversaire de cette façon : « Justement, le professeur Raoult dis… – Raoult ? Non mais tu as vu ses auto-portraits dans son bureau ? Tu vas croire un mégalo ? » Ne soyez pas trop pointilleux sur la validité de votre contre-argument… Dans la même veine, surévaluez ceux qui sont dans votre camp.

N’oubliez pas de faire usage d’un des mécanisme de la maltraitance qu’est la culpabilité : si ça va mal, c’est de ta faute : « A cause de toi (c’est à dire de ton refus), d’autres vont tomber malades et peut-être mourir. » Et jugez-le : «  Tu es irresponsable ( dire simplement : c’est irresponsable, ce serait trop mou !) » Bref, en exploitant le principe de l’identification des humains à leurs opinions, déstabilisez l’autre en confondant ses positions et son identité. Au besoin, injuriez-le un peu afin qu’il perde de vue son raisonnement initial et baladez-le dans l’émotionnel. Sympa, non ? Spécifiquement humain en tout cas, je n’ai jamais vu ni chien ni raton-laveur occupé à de telles pratiques. Ou alors, c’est quand je n’étais pas là.

Heureusement, il est aussi possible d’avoir raisonnablement raison, sans passion ni manipulation, mais ce n’est pas si facile. Tout le monde connaît le syllogisme selon quoi si A=B, et si B=C, alors A=C . Un assez grand nombre de démonstrations procède pas à pas selon ce principe, en introduisant peu à peu de nouvelles idées. Le maître mot alors est la rigueur du raisonnement et la vigilance de celui qui écoute comme de celui qui parle. Car si on introduit une erreur quelque part, elle se retrouve ensuite partout dans le raisonnement. Un exemple connu de syllogisme dévié prouve en deux coups de cuillère à pot que Socrate est un chat. Vous vous souvenez ? Socrate est mortel, or le chat est mortel, donc Socrate est un chat. Il a suffi de mettre abusivement deux termes incomparables dans une balance égale pour que le raisonnement perde toute validité. Voyez ? Je porte un manteau, or le porte-manteau aussi, donc je suis un porte-manteau… Imaginez la suite d’une démonstration qui partirait de cette base !

Lorsqu’on part d’une prémisse fausse ou insensée, tout le reste devient faux ou insensé. Les scientifiques se moquent d’eux-mêmes avec l’exemple de l’expérience sur la grenouille : « Lorsqu’on coupe une patte à une grenouille et qu’on lui dit : Saute ! elle saute. Lorsqu’on coupe deux pattes à une grenouille et qu’on lui dit saute, elle saute, et lorsqu’on coupe trois pattes à une grenouille est qu’on lui dit saute ? Elle saute. Mais lorsqu’on coupe quatre pattes à une grenouille ? Lorsqu’on coupe quatre pattes à une grenouille, elle devient sourde. » La méthode avait de la rigueur mais les prémisses étant erronés, la conclusion est rigoureusement fausse. Et pas seulement : toute l’expérience était égarement.

Pour avoir raison, il est donc essentiel de partir d’une base vérifiée et que nos déductions et progressions soient justes. C’est très important car nous pensons avoir raison d’asseoir toute notre vie, nos sociétés entières sur ces raisonnements. Et que dès que nous avons raison, nous l’avons vu, nous restons arque-boutés sur nos positions. Le libéralisme par exemple affirme que les prix s’équilibrent d’eux-mêmes par la concurrence. Cela suppose que toutes les forces en présence soient suffisamment équilibrées pour faire contre-poids, mais ce postulat est-il vérifié ? On sait bien que quelques dizaines de personnes pèsent le même poids financier que plusieurs millions d’autres. Des systèmes économiques entiers reposent pourtant là-dessus, et à la fin, où est l’auto-régulation ? Dans notre monde qu’est-ce qui est équilibré, entre les pays et à l’intérieur de chacun d’eux ?

Nous avons aussi donné raison à Darwin et nous conduisons nos vies et nos sociétés en fonction de sa théorie de l’évolution par la sélection naturelle. Si seuls les meilleurs survivent, nous sommes absolument contraints nous aussi d’avoir raison le plus souvent possible, ne serait-ce que pour nos descendants.C’est ainsi qu’avoir raison sur (et contre) les autres devient même une forme d’altruisme envers les nôtres ! C’est ça, l’univers impitoyable du tri sélectif. Nous intériorisons la crainte de ne pas être au top et les autres sont tous des ennemis potentiels, surtout s’ils sont meilleurs que nous. N’est-ce pas un étrange moyen de progresser ? De progresser ensemble ? Est-ce un gage d’harmonie ? S’il faut se débrouiller pour être au-dessus du panier, les manipulations génétiques ou robotiques ouvrent techniquement des moyens chaque jour plus aboutis. Bien sûr, ceux qui sont restés au fond du panier sont en position d’asphyxie, mais ne serait-ce pas justement une nouvelle preuve de la loi de la sélection naturelle ?

Est-il possible de remettre tout cela en question si nous n’en sommes pas satisfaits ? Absolument oui.

Revenons donc au début. Au fait que toutes nos certitudes viennent de nos pensées. Pour être sûr de ne laisser aucune place à l’erreur, posons la question à la base, au niveau de la pensée en elle-même puisqu’elle est l’instrument de tout le mécanisme. Une pensée peut-elle jamais être dans le vrai, quoi qu’elle pense ? Selon Krishnamurti, la réponse est non. Il démontre partout dans son œuvre et dans Amour et solitude que la pensée est toujours vieille. Elle est alimentée par nos expériences et par notre mémoire et son champ est si petit qu’elle en est mesquine. J’ajoute que la plus grande partie des mots eux-mêmes sont vieux, ils nous ont été transmis de génération en génération. La pensée ne fonctionne qu’avec le passé et ce passé la limite. Car peut-on faire du neuf avec du vieux ? Quand arrive une nouvelle situation, un nouveau paradigme, la pensée est obligée de chercher des analogies avec des expériences ou des savoirs passés. Elle rapetisse tout nouveau paradigme à ce qu’elle connaît déjà, elle rétrécit tout. Elle reste donc décalée et par nature inadaptée. Toutes nos limitations psychologiques la restreignent encore davantage.

Voici un exemple de limitation psychologique : Il y a 2600 ans, Xerxès roi de Perse alla à Delphes demander quelle serait l’issue d’une guerre qu’il voulait engager contre Athènes. Il lui fut répondu que s’il partait en guerre, un grand empire serait détruit. Xerxès se frotta les mains et pensa aussitôt qu’il s’agissait d’Athènes. Pourtant, un peu de jugeote l’aurait persuadé qu’en fait de grand empire, il ne pouvait s’agir que du sien, Athènes appartenant à une confédération. Il fit donc installer sur une falaise au bord du détroit de Salamine un trône et quelques musiciens pour assister à sa victoire complète, et fut le spectateur impuissant de son désastre. Enfermées dans ce détroit, ses trirèmes s’éventrèrent les unes les autres. Il avait cru avoir raison parce qu’il avait été incapable d’écouter vraiment ce qui lui avait été annoncé et de penser autrement qu’avec sa psychologie autocentrée.

Par conséquent si nous sommes d’accord avec Krishnamurti, l’idée même qu’il faut avoir raison est fauchée à la base. Avoir raison, c’est toujours du domaine du mental. C’est une posture de la pensée. Et puisque c’est une pensée, l’idée même qu’il faut avoir raison est comme la pensée : fausse, dépassée, bornée et incomplète. La pensée étant fausse, tout ce qu’elle pense est faux, point barre.


Ensuite, puisque l’injonction d’avoir raison repose sur l’idée de la séparation des êtres, reprenons aussi ce point-là. Sommes-nous vraiment séparés les uns des autres ? Vous me direz que c’est l’évidence même, et la traduction littérale de ce mot évidence, c’est que ça saute aux yeux. Alors précisément, que sont nos yeux ? Une partie de notre corps qui voit d’autres corps. Il faudrait donc plus justement énoncer : Nos corps sont séparés. Nos matières sont loin les unes des autres. La solitude nous assaille et les textos qu’on s’envoie n’y changent rien : notre peau fait frontière entre notre densité et le vide autour de nous. La chose nous paraît d’ailleurs si pénible que nous cherchons à y remédier et j’ai lu que la distanciation physique demandée ces derniers mois avaient eu de sombres conséquences sur plusieurs. Cette ‘évidence’ de séparation nous conduit à penser le monde, la planète, que dis-je, l’univers, comme une série d’objets. Et considérant tout comme objets, nous avons tout chosifié. Mais si ce n’était qu’une parcelle de vérité ? Alors, en imaginant que c’est la vérité tout entière, nous serions en plein égarement.

Si nous avions tort dans la définition du corps comme objet, et donc objet séparé, et donc objet mis en danger par sa minorité écrasante, tout ce qui s’en est suivi s’écroulerait. Examinons. Avons-nous pris assez conscience que notre corps est constitué d’atomes ? Alors un atome, avons-nous pris conscience que c’est formé de 99,999999etc % de vide ? Comment se fait-il que le raisonnement universel des hommes se base sur une exception de 0,00000000etc 1 % alors que Démocrite il y a 2500 ans avait déjà affirmé l’existence des atomes ? Et surtout plus d’un siècle après les découvertes quantiques ? Vous souvenez-vous de vos copies de collégiens ? Si nous avions eu 0,0000001 % de juste, quelle aurait été notre note? Il est donc temps de réviser notre copie.

Mais d’abord, mettons-nous d’accord. Je n’ai pas l’intention de nier ces corps que nous voyons, pensons et sentons, il s’agit juste de chercher à intégrer vraiment l’information précédente qui porte sur la quantité de vide qui nous compose pour avoir disons, encore plus raison. En partant des découvertes scientifiques que notre corps est presque entièrement fait de vide, reconnaissons que la frontière entre nous et le vide autour de nous devient très très ténue. Si nous prenions vraiment conscience de cela, adieu la séparation ! Pourquoi le vide à l’intérieur de nous serait-il différent du vide à l’extérieur ? Le vide n’a pas de frontière, les radiations de Tchernobyl ne s’arrêtent pas au-dessus du Rhin. Cela ne se peut pas, c’est impossible. Il faut un objet pour poser une limite, et il faut un point de vue localisé pour la voir. Le ciel n’a de limite que celle de notre vision. Déplaçons-nous, nous verrons un autre ciel, et pourtant c’est le même. La conscience que nous sommes essentiellement ce vide nous apporterait l’infini. Nous aurions conscience d’être ce corps, et aussi, et en même temps, d’être le champ quantique, l’universel. Ce qu’on a aussi appelé Dieu, le Soi, la Source, Je Suis, ou le Grand Esprit.

Nous n’aimons pas ce mot de vide, la nature non plus parait-il puisque dit-on depuis Aristote, elle en a horreur. Heureusement, la science prouve maintenant que le vide n’est pas vide, il est rempli de mouvements invisibles et d’ondes où passent au moins ce qui nous permet d’allumer la télé et de brancher la WIFI. Depuis des millénaires, la Chine ancienne nous explique que le vide est un plein d’énergie qu’elle nomme chi, que l’Inde nomme prana, et les Chrétiens probablement Saint Esprit. Cette intelligence, cette énergie information unifiée et universelle, nommons-la conscience. Quelles en sont les implications ?

Eh bien par exemple, que notre mort n’existe pas, ou alors à 0,000000001 %. Nous pouvons donc répondre que non, il ne faut plus avoir raison. Car si c’est pour survivre qu’il le faut, nous sommes libérés à presque 100 % de cette nécessité. Ce qui apparaît, change et disparaît, ce sont les objets, les corps, les formes, comme l’a repéré Bouddha. Ce qui n’a pas de forme, dit-il, ne peut pas naître ni changer ni disparaître, forcément. C’est invariable. Et ce vide n’est pas la mort, c’est l’infini de la conscience. Il suffirait que nous nous en rendions compte pour redevenir heureux et tranquilles devant la mort. Et alors, l’urgence au moins d’avoir raison disparaîtrait comme une plume au vent.

Deuxième implication, il n’y a plus non plus de danger venant d’autres entités que nous, puisqu’il n’y a plus rien d’extérieur à nous, sauf toujours à 0,00000001 %. Quel repos ! Car si pour avoir raison dans l’ancien paradigme il fallait nous positionner les uns contre les autres, dès que nous aurons vraiment compris ce qu’il en est, cela deviendra un pur non sens de nous battre contre autrui, de le mépriser ou de l’utiliser. Ce serait nous battre contre nous-mêmes. Ce serait de l’automutilation, et l’automutilation, ça se soigne. Elle est un signe que nous sommes gravement malades. Et en effet, ce serait une folie de nous épuiser à avoir individuellement raison contre les autres et même devant eux si nous sommes aussi et d’abord la totalité dans laquelle ils sont comme nous. Notre pensée rame un peu pour comprendre cela, et nous ne pouvons pas le vivre. Notre conscience personnelle ne peut pas réaliser avec la vieille pensée limitée ce que cela représente.

Pourtant nous avons à notre disposition l’exemple d’un tout qui fonctionne comme une unité, dans l’union sans confusion. C’est notre corps, on ne peut pas faire plus proche. Il comprend des atomes en quantité irreprésentable. Selon une étude de l’université de Washington, une cellulehumaine contient en moyenne 1 suivi de quatorze zéros d’atomes. Chiffre qui ne dit rien à mon cerveau, je l’avoue, et ce n’est que le début. Parce que pour savoir combien nous possédons d’atomes en tout, il faudrait multiplier ce nombre par le nombre de nos cellules… et cette université considère que nous avons un nombre de cellules égal à celui des atomes dans une seule cellule, soit 10 puissance 14. C’est-à-dire 10 puissance 14 fois 10 puissance 14 ? Vous me suivez ? Vous êtes toujours là ? Pas moi, mon cerveau a bugué depuis longtemps, je me suis contentée de recopier ces données pour vous.

En revanche mon corps semble gérer ça avec facilité et à peu près dans l’harmonie. Il sait, lui, être un dans la multiplicité. La cellule de mon œil est différente de celle de mon pied mais tout le monde travaille ensemble, l’œil protège le pied des aspérités du chemin tandis que le pied me mène où le veut le cerveau. Le même sang irrigue en haut et en bas sans chercher à monter plus haut ni à exploiter le bas. Vous imaginez la catastrophe dans le cas contraire ? Berk !

Ce qui est possible et merveilleux à une échelle infiniment petite pourrait l’être aussi à une échelle plus grande. Huit milliards d’humains, ce n’est que huit milliards après tout, trois fois rien par rapport au nombre des atomes d’un seul de nos corps… Comme cela reste impossible à comprendre, Amma a donné une comparaison : le monde est comme une seule fleur dont chacun de nous est un pétale. Aujourd’hui, nous travaillons à la destruction de la fleur, nous pensons avoir raison de lutter pétale contre pétale, ou de nous courber devant la pensée qu’il ne saurait en être autrement. Notre mental ne peut pas concevoir le monde comme une totalité, ni penser l’infini, ni penser l’amour, cela n’est pas de son ressort. Et c’est lui qui commande en nous. Peut-être faudrait-il rééduquer notre œil et nous voir comme les pétales d’une seule fleur, et les autres, tous les autres et la nature et les quartiers aussi.

Dans ce nouveau monde unifié, qui aurait raison alors ? Il faut pour répondre à cela changer d’échelle. Ce qui aurait raison, ce n’est pas notre intelligence personnelle et localisée dans notre tête, mais celle de l’univers, l’intelligence infinie du tout qui prend soin de chacune de ses parties. De même, dans notre corps, le cœur envoie le sang dans chaque cellule sans aucune discrimination. Notons que nos fonctions vitales sont déjà prises en charge par une intelligence qui échappe à notre pensée et à notre volonté, ne serait-ce que la digestion et la respiration. Heureusement, sinon nous ne pourrions survivre au sommeil. Dans ce nouveau paradigme, nous serions délivrés de la nécessité de vaincre pour survivre, puisque la vie serait le programme général. Nous n’aurions plus qu’à nous laisser porter dans la conscience universelle unifiée et à profiter de la vie. On a vu que dans un groupe la pluralité des informations et des esprits permettait de trouver de meilleures solutions aux défis de la vie, alors si nous obéissons à une intelligence globale qui possède toutes les informations de l’espace et du temps, il est évident que des solutions vont se présenter, auxquelles nous n’aurions jamais pensé.

Affranchis de la tyrannie de la dualité, il ne serait plus important d’avoir raison  car tous nos petits moi pourraient avoir raison au sein d’un grand moi, sans condamnation. Avoir tort serait moins grave et surtout moins courant. Au contraire, libérés de devoir nous défendre des autres, nous pourrions nous dire comme Simone de Beauvoir : « J’accepte la grande aventure d’être moi. » Un moi avec un petit m bien sûr, au sein d’un unique Moi avec un grand M comme celui du mot Amour.

C’est un renversement complet. Comment le vivre ? Essayer de comprendre, certes, avec ce que nous avons de mental, et puis apprendre à notre mental à tenir la petite place qui est juste et nécessaire pour notre existence, pas plus, et surtout pas tout. Cette seule modification permettra l’expression optimale de tout ce qui n’est pas lui et qui est nous quand même : notre intuition, notre unicité, notre talent, notre élan vital, notre enthousiasme, le jaillissement de notre amour. Tout ce qui est en harmonie avec l’ensemble. Il nous faut donc apprivoiser la paix, le silence inconnu de la pensée. Comme le signale saint Paul de Tarse, nous avons à nous « laisser transformer par le renouvellement de notre intelligence. » Cela s’apprend et c’est peut-être long. Lorsqu’on s’est cassé un os et qu’on est resté quelques semaines dans un plâtre, il faut bien suivre de nombreuses séances de rééducation et nous y allons quand même. La rééducation d’un mental faussé depuis des millénaires ne nous sera sans doute pas donnée d’un coup. Mais ne dit-on pas que l’important, c’est le chemin ?