Quand l’idée m’est venue de consacrer une conférence à chacun des quatre éléments qui selon les anciens fondent notre univers, je ne soupçonnais pas le travail ni le casse-tête que cela m’occasionnerait. En ce qui concerne l’air comme élément, j’étais heureuse de lui consacrer un moment, puisqu’il est la base de notre vie, le compagnon de nos poumons depuis notre premier cri jusqu’à notre dernier soupir… Sans lui, nous ne serions pas ici ensemble pour nous poser des questions à son sujet, merci à lui. Seulement voilà, j’ai d’abord cru que mon exposé durerait dix minutes et que vous auriez aussi bien fait de parcourir un article de Ça m’intéresse pour gagner du temps… Et puis au fil de la vie et des conversations, le sujet s’est étoffé peu à peu. Avec l’air vient le vent, ses raisons climatiques et ses implications médicales selon diverses traditions, et avec le vent vient parfois la tempête et son interprétation psychologique. Dans les approches du yoga et des chakras, l’air a sa place avec sa signification dans notre corps et notre vie. Et puis il m’est apparu que l’air c’est du ciel, et aussitôt un nouveau champ de réflexion s’est ouvert, puisque le ciel n’est pas toujours envisagé comme un espace physique, mais aussi comme un espace spirituel. Alors, que représente exactement cet espace et en quoi ça nous intéresse ? Finalement, peu à peu, il y a eu matière à conférence et j’ai couru après le temps, presque à perdre…le souffle !
Parmi les éléments, l’air se trouve soit après le feu en quatrième lieu, en particulier dans la correspondance des éléments avec les chakras puisque les hindous l’associent au cœur, soit le plus souvent chez nous au troisième rang : la terre porte l’eau, et terre et eaux portent le ciel, qui lui porte le feu, puisque la flamme s’éteint sans air. Sans air nous aussi nous nous éteindrions. Nous savons que les éléments entrent dans la constitution de l’univers selon différents dosages et en ce qui nous concerne, selon le site de Futura sciences, notre corps a besoin de quatre litres d’air par minute pour purifier cinq litres de sang quand nous sommes au repos, ce qui n’est déjà pas mal. Mais en cas d’effort, notre consommation d’air augmente jusqu’à 160 litres d’air par minute pour oxygéner notre sang. On comprend pourquoi il est recommandé de ne pas faire de sport en pic de pollution : on accélérerait le rythme de notre empoisonnement. L’air, c’est vital, surtout le bon !
Ne serait-ce donc que pour cette raison, l’air est un élément très intéressant à étudier malgré la difficulté qu’on a à l’attraper, et qu’on a eu à le définir. Puissent les scientifiques et les savants excuser quelques rappels qui vont suivre et que sans doute ils considèrent comme un BA-Ba, je fais au plus vite !
D’abord l’air est-il une chose ? En plus du fait qu’on ne peut pas l’attraper, dans des conditions normales, on ne le voit pas et on pourrait penser -comme nous ici, que non, ce n’est pas un objet. Hélas, l’eau n’est pas de notre avis, elle nous prouve carrément le contraire ! L’eau devient glace et un cube de glace est indéniablement une chose. Elle devient vapeur et disparaît, mais puisque la vapeur est de la glace chauffée et que la glace est un objet, la vapeur est un objet, un objet subtil, certes, mais un objet. La preuve nous est d’ailleurs donnée dans l’autre sens aussi par les sciences actuelles : si on refroidit suffisamment l’air (en dessous de 220°) il se liquéfie d’abord, c’est l’air liquide, puis on finit par produire des glaçons d’air. Seulement l’air ne glace pas forcément tout entier à la même température, ce qui prouverait si besoin était qu’il est composé de plusieurs éléments. En fait, on le pensait au contraire constitué d’une unique substance jusqu’à ce qu’au 18ème siècle, on s’avisât qu’il était nécessairement composé, certains airs étant inflammables, d’autres nocifs, d’autres iodés etc… Finalement, on admit que l’air était un gaz contenant de l’oxygène, et tous les gaz contenant de l’oxygène entrent dans la catégorie air.
En gros, la chose air que nous respirons habituellement est composé de 78 % d’azote et de 21 % d’oxygène, des gaz rares se partageant le dernier pour cent. Quand nous respirons, nous inhalons donc 78 % d’azote. Comme nous en expirons exactement autant, l’azote n’intéresse apparemment pas nos poumons. Par contre, l’oxygène oui. Vous savez que quand on est nombreux dans une pièce, il faut renouveler l’air : il se charge à chacune de nos expirations en gaz carbonique aussi appelé dioxyde de carbone, alors que pour un bon inspir, il n’en faut quasiment pas. Comment à force de se charger du gaz carbonique de 8 milliards de personnes sans compter les animaux, notre air est-il encore respirable ? Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler que les arbres et les plantes adorent respirer notre Co2 qui les nourrissent, et que leur expir, c’est de l’oxygène. Ce qu’on appelle équilibre naturel est un merveilleux exemple d’interdépendance harmonieuse entre les besoins des hommes et animaux et ceux de la nature. Hélas je ne vous l’apprends pas, nos activités industrielles tournées vers un profit d’accaparement nous amènent à scier notre balançoire par ses deux cordes : nous déforestons tout en inventant des activités industrielles créatrices de gaz carbonique et de particules fines d’azote .…
Particules fines, ça veut dire mille fois plus petites qu’un cheveu, et donc ça pénètre notre organisme, principalement dans nos poumons qui n’ont pas appris à se défendre contre ce type d’ennemi . Vous êtes d’accord que c’est trop fin pour nos poils de nez, n’est-ce pas ! Du coup nous sommes assaillis par toutes sortes de maladies respiratoires qui creusent notre tombe et celle de la Sécu. J’ai vu sur youtube une action d’association démontrant combien l’air de Paris était irrespirable. Ce mot « irrespirable » était écrit en colle blanche sur une grande toile blanche, il était invisible. Puis la pollution a fait pochoir et rapidement il est apparu en noir sur toile grise…
Pourtant à Pékin et dans d’autres de leurs grandes villes, les Chinois seraient heureux de la pureté de l’air parisien, eux qui tâtonnent à travers la poix de la pollution, derrière un masque en papier, cherchant la masse confuse des bâtiments officiels pour revendiquer, entre deux toux, un air plus respirable. Nous les parisiens, nous avons quand même vécu cette année de nombreux jours de suite une pollution pathogène de l’air qu’on a continué à appeler pic. A tort puisqu’un pic, c’est pointu et que quand ça dure, ça devrait s’appeler un plateau. Heureusement, nos consciences s’éveillent. La Chine a construit au NE du pays une ville écologique, Dezhou, dont les besoins énergétiques comme les activités industrielles sont presque entièrement couverts par des panneaux photovoltaïques et en ce qui me concerne la semaine dernière, j’ai signé une pétition contre la pollution des paquebots auprès desquels le diesel des voitures est un frais parfum. Il est temps. Des millions de personnes meurent chaque année parce qu’elles respirent.
Pour revenir aux pics de pollution urbaine, quand ça finit par redescendre, est-ce que nous avons réglé la question ? Pas du tout, le vent a simplement dispersé la pollution, et tout le monde en profitant un peu plus autour, les citadins respirent un peu mieux. Joli partage… La dispersion de l’air dans tout l’espace qu’il occupe est pourtant sa nature même, en tant qu’état gazeux de la matière. C’est pour ça qu’il s’étend sur dix kilomètres de hauteur, et que jusqu’à 50 000 km de hauteur on décèle autour de la terre une faible densité gazeuse. Le parfum de l’encens et l’odeur du gâteau qui cuit dans le four se dispersent naturellement loin de leur source et tout l’air embaume ; on pourrait en dire autant du pet… C’est donc la lourdeur de la pollution qui la fait stagner sur la ville et qui réclame l’aide du vent pour se disperser.
Le vent est d’ailleurs un des aspects de l’air. Quand il est brise légère, il est agréable, par contre s’il forcit, il nous dérange, et à juste titre selon la médecine chinoise. Pour cette médecine, le vent est franchement pathogène et il faut annihiler ses effets pervers. Il pénètre par toutes nos ouvertures : les pores, les méridiens, très fin, il se mêle à la chaleur ou au froid, à l’humidité ou à la sécheresse, et accentue les déséquilibre que ces états occasionnent. C’est en quelque sorte un booster de disharmonie. Du coup, les Chinois lui attribuent des perturbations extrêmement diverses qui vont du torticolis à la maladie de Parkinson. De plus, il fait flèche de tout bois, et pénètre dans notre organisme à l’occasion d’une piqûre d’insecte si ça lui chante…
Et ce n’est pas fini, il y a des vents internes qui bloquent la libre circulation du chi dans notre organisme. Ce sont nos gaz, nos rots et plus encore, dont la cause est une déficience dans la circulation de notre sang, et qui aggravent à leur tour cette déficience. Quand on les soigne par des massages par exemple, le patient peut sentir comme un vent froid qui se libère et dans une salle de stage de Chi nei tsang (massages chinois), j’avais été frappée une fois par l’odeur nauséabonde que nous dégagions. Nous, non, mais nos vents, oui. Les vents internes sont comme les vents du dehors, ils entrent en synergie avec les autres perversités. Très mobiles, ils vont les entraîner vers le haut ou la superficie du corps et provoquer divers troubles comme l’hypertension, l’instabilité mentale et les angoisses, les tremblements, les démangeaisons, et même, plus grave, la paralysie, ou les crises cardiaques. Qui eût cru en nos contrées qu’il fût si dangereux ? Victor Hugo peut-être, qui fait dire à Gastibelza « Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou ». Et puis tous les magnétiseurs de nos campagnes qui ne travaillent pas sous le vent et déconseillent qu’on s’y expose après un soin, comme ils mettent en garde contre la douche immédiate.
En revanche, on peut avec les chamanes, voir aussi dans le vent un allié et en utiliser les caractéristiques pour se soigner. Dans ce cas, après une salutation se placer devant le vent et lui demander d’emporter tout ce qui dans notre aura est inapproprié à une bonne santé, ou encore le prier de passer à travers notre corps pour le dégager. Si nous parlons poliment et avec le cœur, les chamanes disent que les esprits du vent, sylphes légers et ailés, collaboreront : ils aiment paraît-il l’intelligence et la politesse et considèrent comme une marque d’intelligence de demander de l’aide à ceux qui peuvent la donner quand on est impuissant soi-même. Mais attention ! Après cette intervention, il est bon de penser à remercier et à prendre congé en décidant de reprendre la gestion des frontières de son corps. Dans les deux cas, qu’on s’en méfie ou qu’on l’appelle, c’est le caractère particulièrement subtil de l’air qui fait son efficacité.
A ce stade, j’ai eu envie de chercher comment l’air se transforme en vent, vu que je ne me souvenais plus de ce que j’avais appris dans les petites classes. Alors voilà : le vent, c’est un courant d’air – jusque là ça va ? dû à des différences de pression entre deux endroits. Pression ? Je n’avais pas non plus les idées claires sur ce sujet, je ne me sentais pas particulièrement portée vers les sciences comme vous voyez.
Figurez-vous qu’il y a des différences de pression parce que l’air est compressible (jusque là ça va?!) à tel point qu’on se sert de cette qualité pour fabriquer de l’air logiquement nommé air comprimé. On en trouve dans les pistolets des petits enfants, dans les bouteilles de plongée, il donne force et efficacité à de nombreux outils. C’est plutôt facile de comprimer de l’air. Il suffit de l’enfermer quelque part et de continuer à en ajouter quand l’espace qu’on remplit est plein. Suis-je claire ? A quel objet pensez-vous ? Une bouée ? Un fauteuil de camping ? Allez, un pneu ! Quand nous gonflons le pneu de notre vélo, à un moment, ça résiste : c’est plein. Alors nous pouvons continuer et comprimer l’air. La force de nos membres suffit pour que l’air comprimé fasse une masse souple capable de résister à notre poids, et bien plus plus confortable que la roue cerclée de fer des anciens chariots.
Hélas tout le monde a fait la triste expérience du clou dans le pneu du vélo et de la rustine obligatoire. Pourquoi obligatoire? Parce que si on ne rustine pas, le pneu restera à plat. Et pourquoi ? Parce que l’air s’est complètement échappé par l’orifice et n’y reviendra pas. Et pourquoi ? Parce que la nature a horreur du vide et que pour un air comprimé dans un pneu, la pression de l’air ambiante est relativement vide. Ainsi l’atmosphère ordinaire a-t-elle aspiré l’air comprimé du pneu et lui, comme s’il se sentait un peu serré tout seul dans sa chambre, s’y est précipité comme on se dépêche de jeter des chaussures trop étroites pour respirer des orteils . Quelle dextérité ne faut-il pas aussi pour nouer un ballon gonflable, et quel plaisir de le voir zigzaguer dès qu’on le lâche sans le fermer, tandis que l’air sort de sa prison en vrombissant, invité par le vide relatif de la pression normale ! Pour un ballon c’est drôle, certes, pour un pneu, ça l’est moins, et quoi qu’il en soit c’est une mini perturbation dans l’atmosphère à l’image de la climatologie. En météo, l’air froid à plus basse pression que l’air chaud attire aussi ce qu’il peut pour combler son vide, et ce qui vient, c’est le vent et le nuage. C’est ainsi que la dépression atmosphérique signale le mauvais temps.
Voilà qui explique sans doute pourquoi on appelle aussi dépression le ciel nuageux qui pèse sur nos états mentaux de tristesse et d’asthénie. En quoi la comparaison avec la météo nous est-elle utile ? D’une part parce que l’analogie entre le climat externe et interne est très claire et nous offre une vision imagée de notre fonctionnement, et d’autre part à cause de l’explication physique des phénomènes. Par exemple, si nous sommes au beau fixe, c’est que notre pression est assez haute, nous avons de l’énergie. Quant au fait que le nuage et jusqu’au tsunami sont la conséquence de courants d’air créés par des différences de pression, qu’est-ce que ça nous dit ? En langage d’hôtesse de l’air, cette agitation est cause de turbulences (registre climatique), mot de la même famille que « troubles » (registre psychologique). Cela nous donne du coup un axe d’observation. Les émotions sont le fruit de notre inégalité d’humeur comme les turbulences météo sont le fruit de l’inégalité de la pression de l’air. Ces différences de pression internes créent des courants d’énergie qui agitent notre ciel : ciel couvert et bas comme la tristesse qui colle et écrase, orages violents et électriques comme nos accès de colère etc. Prisonniers de ces courants, nous sommes ballottés comme des passagers sur un esquif. Souvent c’est supportable, parfois, il n’y a plus qu’à vomir par dessus le bastingage, parfois même le bateau coule, nous tombons malade ou nous nous suicidons.
C’est pourquoi les sages, les psys et diverses traditions dont le taoïsme, disent que notre bonheur et notre vie même dépendent de la connaissance et du contrôle de nos émotions. Si elles sont assez puissantes pour nous abattre, nous devons en effet chercher à les contrôler. Comment ? D’abord, en les reconnaissant. Avouons que parfois nous n’avons même pas conscience que nous sommes émotionnés si j’ose dire : par exemple, nous vivons avec un tel fond de déprime que nous ne savons plus que ce n’est pas la norme, de même que certains Écossais ignorent qu’un ciel peut être bleu deux semaines de suite et s’émerveillent d’une simple journée sans pluie. Et il y a des gens qui vivent en si étroit compagnonnage avec la colère qu’ils ne la reconnaissent en eux que lorsqu’elle dérape en un excès de rage.
Où que nous en soyons, nous avons pourtant des accalmies, les nuages s’élèvent un peu, l’orage tonne au loin seulement. Parfois, dans l’ignorance de ce que pourrait être un état de paix, nous sommes tellement accros à la turbulence que nous avons peur de nous ennuyer en cas de tranquillité, voire de calme plat. C’est vrai, quoi, même en vieillissant, nous n’irions pas au cinéma voir un film sans suspens, rebondissements et un minimum d’émotions. Cependant la plupart du temps, surtout l’âge venant, nous recherchons plus de calme, ou alors on se demande comment expliquer la survente de tranquillisants…Il faut donc repérer nos moments plus tranquilles et partir d’un de ces moments pour nous rendre compte de notre fonctionnement météo. Quel est notre état ne serait-ce que sur le plan physique, par temps calme quand l’air est serein ? Le voir, dans le cas où ça nous plairait, nous y installer, et ensuite observer comment nous le perdons. Dans la nature, avant que l’orage n’éclate, on sent que le vent sautille ou bourrasque et avant qu’il ne pleuve on voit s’assombrir les nuages. Connaissons-nous notre ciel intérieur ? Prenons quelques secondes pour le définir. Alors ? Quel est notre climat habituel ? Quelle est sa couleur ? Quels vents nous agitent ? Qu’est-ce qui crée la bourrasque ? Quels sont les signes et les événements précurseurs ?
Il ne s’agit pas de vouloir à tout prix exterminer nos émotions jusqu’à l’insensibilité car il n’y a rien de plus triste que des voiles en berne désertées par le vent. Ce serait comme les amants qui disent qu’ils sont parvenus au détachement quand ils sont simplement devenus indifférents. Mais qu’est-ce qui nous empêcherait de chercher à suivre l’exemple du marin sur son voilier ? Le vent, il le voit, il le connaît et il l’utilise au point que même les vents contraires sont ses alliés s’il a appris à tirer des bords. Il sait mettre en harmonie son bateau, sa voile, la direction qu’il veut suivre et les courants pour mener à bien son projet, à condition qu’il ne se prenne ni pour les un ni pour les autres. Vous allez me dire qu’il y a des écoles de voile pour les vents de la mer, mais pas d’école de vie pour les vents de l’esprit.
En réalité, si, il y en a, et depuis des millénaires, et même il y en a qui s’appuient sur l’analogie entre l’air et notre climat interne. La comparaison du ciel et du climat intérieur n’est pas nouvelle ! On trouve déjà dans les Upanishads, ensemble védique de l’Inde antique au 15ème siècle avant Jésus Christ, un dialogue entre Rama et Vasistha, sage réalisé ayant reçu la révélation du monde tel qu’il est, et non tel qu’il nous paraît être à nous, gens ordinaires. Rama se plaint auprès de Vasistha qu’il a fait beaucoup d’études et qu’il n’est toujours pas heureux. La réponse du sage est que les oiseaux ont deux ailes. Le rapport avec la question? C’est que l’oiseau de la joie constante a deux ailes, lui aussi. Son envol repose sur l’aile de la connaissance et l’aile… ? du travail, oui, ça ne m’étonne pas que nous n’ayons pas trouvé ! Et donc, si Rama est malheureux malgré toutes ses études, c’est que son travail est insuffisant.
Ce travail que Rama n’a pas encore achevé est le travail sur son mental d’où viennent les pensées et les émotions. En effet, les Védas comparent le mental à une substance, c’est à dire une matière semblable à l’eau ou à l’air. Et ils arrivent ainsi à la conclusion que puisqu’on peut manipuler les objets et travailler les substances, on peut en faire autant des émotions et des pensées en s’attelant au travail sur son esprit. C’est encourageant.
Pour nous y aider, ils proposent de garder la comparaison de la substance mentale et de l’air. Pensées et émotions causent du trouble et des courants, certes, mais en pédagogie positive, il est bon de partir de l’étude de l’air par beau temps. Lorsque l’air est serein, comment se présente-t-il ? Il est calme et vide d’objets, c’est à dire sans formes. Les bouddhistes définissent cela en disant que son essence est vacuité. Il est léger et joyeux d’un bleu traversé de lumière. Il est insaisissable et infragmentable. On peut bien enfermer un petit bout d’air dans un morceau de caoutchouc pour enfourcher notre vélo, on ne pourra jamais enfermer la totalité du ciel car on n’en connaît ni le début ni la fin. Il est infini. Immense, on ne sait où est son milieu. Et la nuit, où les étoiles se placeraient-elles ? Ne dit-on pas qu’elles se déploient dans le ciel ? Toutes choses sont disposées dans le ciel mais le ciel n’est pas ces choses.
Ainsi en est-il de notre esprit. Quand il n’est pas agité par des courants et des nuages de joie éphémère, occupé à rechercher des plaisirs ou à fuir les déplaisirs, quand il n’est pas secoué de colère ni accablé d’affliction, il est vaste et tranquille, il est clair. C’est sa nature véritable. Les Upanishads ne nient pas les nuages, ils disent seulement que si nous les voyons c’est que nous ne sommes pas les nuages car pour voir quelque chose il faut une certaine distance : l’œil ne voit pas l’œil. Comme toutes choses sont dans le ciel alors que le ciel n’est pas ces choses, toutes turbulences sont en nous mais nous ne sommes pas ces turbulences. Autrement dit, si je peux voir mon agitation, c’est que je ne suis pas l’agitation, mais celle qui la voit.
Celle qui la voit ? Celui qui la voit ? Qu’est-ce qui voit en fait ? Si j’observe bien, je sens qu’il est difficile de donner une identité focalisée à ce qui voit. Si je localise le voyant en moi, je vais retomber dans le manège de la pensée et de l’émotion qui sont ma caractéristique, du coup en faisant attention, je pourrai encore m’apercevoir que quelque chose de moi est le témoin de ce nouveau manège, et ce à l’infini. La démarche d’attention à ce qui est conscient de ce que nous vivons, à ce qui le voit, est à la portée de tous, pourtant nous ne la faisons pas, car personne ne nous l’a apprise. Et puis ce n’est pas si facile à rencontrer, car cette dimension n’est pas réactive, elle est seulement là, alors que nous, nous avons appris à vivre dans la ré-activité mentale et émotionnelle. Voilà pourquoi on demande à Rama de travailler. Il doit s’entraîner à repérer la conscience qui est toujours là derrière ses habitudes, et cet entraînement lui-même n’est pas dans ses habitudes.
Prenons quelques exemples actuels pour prendre la mesure de notre réactivité. Du point de vue mental, quand nous sommes dans une conversation, quand nous écoutons la radio ou lisons un journal, nous sommes rarement dans une réceptivité bienveillante et sans avis, surtout dans cette période électorale, mais plutôt dans un mécanisme réactif. Nous sommes d’accord ou pas, nous avons quelque chose à rajouter, nous n’aurions pas dit les choses de cette manière, ou au contraire nous aurions davantage insisté etc. Quand j’étais jeune j’aimais bien qu’on me raconte l’histoire d’un vieux qui, je cite, engueulait le poste… Ce soir, depuis que je parle, combien d’avis ces paroles ont-elles provoqué dans votre esprit sans que vous l’ayez particulièrement décidé ? Il faut se surprendre emportés par le vent des phrases qu’on entend dehors, et qu’on entend sous notre crâne.
De même pour les émotions. Cherchons à nous prendre en flagrant délit de réaction et stop ! provoquons un arrêt sur image. Je pourrais prendre comme exemple les réactions qu’on éprouve devant l’alcool, la drogue, la cigarette ou le téléphone portable, mais bon, j’ai choisi plutôt le chocolat. Donc, j’ai commencé un régime. Seulement, en ouvrant la porte de mon placard, je vois une tablette d’excellent chocolat. Que risque-t-il de se passer ? Aussitôt j’en ai peur, me voici dans le chocolat. Ensuite tout s’enchaîne presque malgré moi… Ma main suit mes yeux, la sensation de manque est trop vive pour que je me retienne. Tout à l’heure je me sentirai coupable, je me mépriserai, je fulminerai contre moi à moins que je ne me mette au piquet du désaveu. Oui, tout à l’heure, mais là, projetée à l’extérieur de moi jusque dans le chocolat, c’est lui qui fait la loi, je craque ; ça y est, il est dans ma bouche. Eh bien, à n’importe quel moment de cette petite pièce dont nous sommes acteur, commentateur et public à la fois, ce chocolat peut d’un seul coup nous ramener à notre centre. Nous ne sommes pas seulement ce petit théâtre, il y a bien une dimension qui voit tout : l’acteur, le public, le commentateur… et même le chocolat.
Notre problème est que ce truc qui voit nous est inhabituel, cela n’a pas d’histoire remplie des objets des événements, des émotions et des habitudes de notre pensée, en d’autre termes, cela n’appartient pas aux courants d’air, et ce n’est pas un truc. Ce qui voit ne se voit pas, et ce parce que c’est impossible à voir : ce n’est pas localisé, fini, agité et fragmentable en moments d’histoires coupés des autres moments, séparés des autres histoires et entretenant des relations avec elles. En un mot, ce n’est pas une personne. Ce qui voit est indéfinissable, insaisissable, sans début ni fin, clair et vaste, sans forme. Ce n’est pas une chose. En fait, comme disent les Upanishads, c’est comme un ciel bleu et calme. Ce qui voit ne juge pas, ne pense pas ne dit rien. Décidément, ça ne peut pas être une autre facette de notre égo. Et pourtant c’est nous.
Selon les Upanishads, école de la voie directe, cette partie de nous qui est témoin est notre esprit car notre esprit est en vérité ce ciel infini. Une partie de nous le sait, qui est en contact avec lui. Les tourments et les plaisirs de l’existence peuvent bien prendre naissance dans ce ciel, ils sont semblables à de petits nuages qui jamais ne perturbent l’immensité bleue. Ce n’est pas que cette immensité mépriserait ce petit nuage dans son sein, mais comme il sait le nombre d’autres nuages, et de soleils et même de galaxies et d’univers qui l’habitent, plus encore, qui naissent, se développent et meurent dans son sein, disons qu’il relativise. Dès qu’on cesse de s’identifier avec le nuage qui se forme, grossit, éclate, crève et disparaît comme s’il pouvait exister sans le ciel où il prend place, on remet la lunette dans le bon sens, et on récupère le ciel. Ciel dans le ciel et libre jusqu’aux étoiles, on est immense et unifié. Retrouvant notre véritable nature, nous avons accès à tout l’univers puisque le ciel est indivisible, il est partout, il est Un et que toute chose est en lui. La création entière est une unité organique et vivante, nous sommes dedans, tous, nous somme cela. Alors, à ce que disent les sages et les Rishis des Upanishads, on découvre que cette vacuité de forme n’est pas un vide de vie et que notre jouissance, notre puissance sont infinies.Et qui ne détruit pas notre notre nuage…
Exaltantes perspectives ! Grâce à ses études, Rama les a déjà entrevues, il lui faut donc maintenant se libérer des trous d’air et apprendre à s’installer dans l’immensité du ciel qui répétons-le n’exclut pas les nuages mais leur ôte la capacité de nuire en permettant la défocalisation, nous délivrant de l’erreur de nous prendre pour le nuage. Alors comment mener ce travail ? Une des grandes réponses données ne nous éloigne pas du sujet de ce soir, puisqu’il s’agit de respirer.
En effet, la respiration nous amène directement à notre corps si bien qu’on ne peut respirer l’air qu’au présent. Comment respirons-nous ? Prenons quelques secondes pour un état rapide des lieux. Aurions-nous quelques tensions ? C’est bien possible que la peur ancrée dans nos réflexes nous contracte les épaules, nous bloque les côtes dans un expir inachevé par lequel nous thésaurisons un air devenu inutile. Bien sûr, nous ne le faisons pas exprès, c’est involontaire et même inconscient. Quelque chose en nous craint de mourir et nous résistons aux lois de la nature, si bien qu’après cet expir larvé, à l’inspir, nous nous refusons l’air frais qu’il nous faudrait, faute de place dans nos alvéoles. Nous nous contentons d’un semi-expir, puis d’un semi-inspir dans un air semi-vicié… Ensuite, nous nous étonnons de nous sentir à moitié bien ! Les poumons et le cœur pourtant, l’un près de l’autre se dévouent en symbiose pour que l’oxygène nourrisse nos membres, notre ventre, et jusqu’à nos ongles.
L’Inde qui attribue la terre au chakra de base, donne au cœur la correspondance avec l’élément air. Car le cœur est le lieu de l’amour gratuit et sans condition. Cet amour est comme l’air : libre et qui tend à se disperser, à se répandre au plus loin sans acception de quoi que ce soit. Oui, libre comme l’air est l’amour inconditionnel, léger comme lui et sans limite la joie qu’il procure.
Ainsi notre refus de respirer est bien plus qu’une difficulté à respirer, il signe l’acte un de notre résistance globale à l’existence, notre tension devant nos conditions naturelles de la vie, notre refus d’aimer. Il faut donc d’abord en prendre conscience, et en reprendre conscience, et en re-reprendre conscience, nous surprendre à bloquer le diaphragme, garder les clavicules hautes, paralyser nos basses côtes, ou carrément oublier de reprendre notre souffle…en particulier quand on dort. Cette dernière distorsion qu’on nomme apnée du sommeil est cause de nombreuses maladies qu’on peine à soigner, chez les bébés, elle provoque la mort subite du nourrisson. Seulement voilà, même éveillés, de combien de souffles conscients sommes-nous capables ? Parions chacun pour nous et tout à l’heure en nous séparant, nous nous testerons. En quelques minutes, quelques secondes peut-être, il est bien possible que nous oubliions ce souffle qui nous maintient en vie et que nous devrions chérir, happés par la tâche ardue de mettre notre manteau, de nous dire au revoir ou de chercher notre clé de voiture. Cette manie que nous avons de nous perdre de vue n’est pas une innovation moderne, c’est pourquoi on trouve des yogas du souffle depuis des siècles. Préambule de tous ces yogas : arrêter nos affaires, nous poser.
Nous poser ? Rien que ça c’est un travail !! Je laisse de côté le cas des malheureux parmi nous qui n’ont pas cinq minutes à eux… car à supposer que nous en trouvions le temps, aussitôt survient un autre problème plus ou moins aigu selon les gens : nos fesses sont assises mais notre esprit bat la campagne et si nous observons notre cœur, il n’est pas détendu. Un héros d’opérette soutient chez nous qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de nous. Autour, peut-être, mais à l’intérieur ? Est-ce si doux que ça de ne rien faire ?
Les Grecs ont raconté combien ça leur paraissait malaisé au contraire. Tel est le sens de l’aventure d’Ulysse et des sirènes au chant magnifique et mortel. Vous vous souvenez qu’Ulysse se fit ligotter au mât du milieu de son bateau par ses camarades à qui il avait bouché les oreilles. Puis, ainsi paré, il prétendit passer devant les sirènes en écoutant leur mélopée sans mourir. Le bateau vogua entre les vagues, le chant était ensorcelant, Ulysse succomba et perdit toute maîtrise de lui. Mais il put bien crier qu’on le détachât, hurler qu’il voulait les rejoindre, menacer de rétorsion ses compagnons, il resta ficelé et le bateau s’éloigna du danger. Les sirènes sont nos pensées et nos émotions. Que représente le mât, sinon le centre de soi et le lieu où l’on reste sauf, si du moins l’on s’y tient ?
Le souffle est le mât du pratiquant, qui permet de laisser chanter les sirènes de nos égarements sans les suivre. Et voici quelques cordes pour nous y attacher. D’abord, on peut prescrire le diagnostic. Puisque nous ne cessons de penser, donnons l’ordre à notre cerveau de penser tout le temps, et une seule chose à la fois… Avec l’inspir, commentons : « Je suis conscient que j’inspire ». Puis avec l’expir, disons-nous : « Je suis présent à mon expir. Les Tibétains conseillent cette pratique pendant un tour de mala, sorte de chapelet à cent huit boules. Maître Chia conseille de s’installer devant un mur blanc, ne serait-ce que celui de la porte des toilettes de son entreprise, de compter chaque souffle et d’écrire sur ce mur le numéro de sa respiration (inspir-expir) jusqu’à cent. Chaque fois qu’on oublie de compter ou qu’on pense à autre chose en même temps, on a perdu, il faut recommencer à zéro…
A force, on progresse dans la concentration, dans la centration même. Nous commencerons à vivre mieux oxygénés, plus calmes et plus présents, nos pensées deviendront plus claires et utiles, c’est déjà merveilleux ! Mais le souffle peut nous mener plus loin et nous offrir le cadeau du basculement. Cadeau du ciel serein et infini, de la liberté de l’air dans la densité d’un silence spécial. Dans la Genèse, Dieu souffle son souffle dans les narines d’Adam pour lui donner vie. Il expire son souffle en Adam qui alors se trouve inspirer non pas de l’air seulement, mais Dieu et la Vie, et ensuite, l’expir d’Adam, qu’est-il ? Rien d’autre que son offrande à l’inspir de Dieu. Interpénétration amoureuse entre la forme et le sans-forme, entre le don et l’accueil. Respirer, c’est offrir un réceptacle à ce qui sinon se disperserait. Respirer, c’est entrer dans l’inconnu d’un échange avec ce qu’on ne voit pas. Respirer, c’est s’unir.
Alors suivons dans notre corps le chemin de l’air qui est chemin de vie, pour nous dans l’instant présent comme Adam rencontra la vie hier. D’instant en instant, sentons l’air dedans et dehors, soyons attentifs au souffle comme à l’haleine divine, autorisons-nous la volupté. Au cours de ce travail, comme Rama devint définitivement heureux, nous oublierons les limitations de nos tempêtes, et avec la légèreté de l’air notre forme se dissoudra dans le ciel. Nous ne serons plus qu’un souffle uni au souffle de l’univers, et ce souffle est amour.
Françoise Gabriel