Qu’est-ce que la conscience?

Lorsque j’ai choisi cette question, je pensais que cela m’aiderait à réfléchir à un concept qui n’est pas le même en occident et en orient, et qui ouvre des horizons plus ou moins vastes, mais tous intéressants. Je ne m’attendais pas à ce que ce sujet me perturbe, et pourtant si. Entre la procrastination et l’effarement devant le nombre de pages des encyclopédies et des bouquins sur le sujet, ou le nombre de sites sur la toile, j’ai traversé un moment difficile, la conférence aussi. Voyez plutôt, déjà, personne n’est d’accord sur sa genèse : la conscience provient-elle du cerveau, ou alors est-ce l’inverse ? Si elle est quelque chose, elle est quelque part. Où ? Et puis la conscience est-elle morale ou non ? En tout cas, il paraît qu’elle nous emmène du stade de légume à l’état d’éveil selon la dose dont on dispose et le sens qu’on lui donne. Et voilà qu’on arrive jusqu’à cette déclaration hindoue que « la conscience est tout », en écho à la physique quantique de pointe. Le sujet devient énorme, intraitable ! Car du coup, qui en a ? Les hommes, les animaux, les plantes ? Le vide ? En tout cas, une chose est sûre, en orient comme en occident et hier comme aujourd’hui, ce sujet a interrogé et reçu réponse. Devant ce foisonnement, commençons par voir ce que nous dit le mot lui-même pour voir si ça nous aide.

Dans conscience, il y a science, ça saute aux yeux. Et dans science, il y a –sci, ce qui est moins évocateur mais nous ramène au verbe latin scire, savoir. La science, c’est donc le fait de savoir. Au pluriel, les sciences seront les disciplines du savoir et qui permettront de l’accroître. Du coup, la conscience, avec son préfixe cum, voudra dire : savoir avec. Et là, tout se complexifie à nouveau. Savoir avec, d’accord, mais avec quoi ? Avec qui ?Avec notre intelligence mentale? nos 5 sens? L’intelligence de notre cœur? Avec quelle partie de notre corps ? Et encore, savoir avec le monde extérieur, ou plutôt avec le monde intérieur ? Et il s’agit de savoir quoi au juste ? En d’autres termes, la conscience est-elle toujours conscience de quelque chose ? Peut-on avoir conscience de rien ? Est-ce cela qui nous donnera bonne ou mauvaise conscience ? Et pourquoi trouve-t-on facilement le mot science au pluriel alors que c’est très rare pour le mot conscience ? L’étymologie soulève plus de questions qu’elle n’y répond. Heureusement, si nous en restons à la langue courante, les expressions synonymes sont claires. Être conscient de quelque chose, c’est s’en rendre compte, ou bien être au courant…

L’antonyme de conscience : l’inconscience, nous en dit un peu plus. Être inconscient, c’est donc ne pas se rendre compte. En médecine, cela voudra dire être évanoui ou comateux c’est-à-dire ayant perdu connaissance, ou perdu conscience, privé de toute communication avec l’extérieur et peut-être avec l’intérieur. Être inconscient, c’est aussi simplement être écervelé, absent, sans attention, comme lorsque nous partons faire du ski sous les avalanches ou que nous traversons la rue sans l’avoir regardée sur les côtés. Avec la psychanalyse, l’inconscience a enfanté l’inconscient qui devient lieu des vérités refoulées, formant un substrat aussi actif qu’inaperçu. L’inconscient se nourrit de tout à toutes les échelles : les peuples, les sociétés, les lignées, sous le nom d’inconscient collectif, et il s’exerce aussi bien sûr à notre petite échelle personnelle et s’ajoute à notre auto-dose. L’inconscient agit sur nous à tel point que dit-on, nous sommes agis par lui, comme des marionnettes ignorant nos ficelles.

Enfin, je me trouverais dans un cas de… conscience si j’arrêtais ici cette balade, car la conscience se promène dans nos phrases avec un certain nombre d’autres préfixes. Nous trouverons le petit sub- qui veut dire dessous, juste sous la conscience, le pré- juste avant la conscience, le supra, ou super, au-dessus. Le postconscient n’existe pas encore mais il devrait, car ça nous arrive régulièrement de nous rendre compte des choses après les avoir faites (enfin moi). Pour la transconscience, vous en trouverez de nombreuses traces qui vont de la sexualité à la science la plus échevelée. Achevons avec les adverbes consciemment et inconsciemment et les dérivés consciencieux et consciencieusement. Lorsque j’étais prof, nous nous servions de ces deux derniers vocables pour encourager les enfants en difficulté dès qu’ils avaient de la bonne volonté. C’étaient des synonymes de sérieux et sérieusement et nous indiquions ainsi le degré d’attention et de soin porté à la scolarité, indépendamment des résultats.

Revenons à la conscience et partons simplement du corps. La médecine d’urgence a établi un indicateur de l’état de conscience d’un individu selon une échelle de 1 à 3 dite échelle de Glasgow. Il s’agit de tester l’ouverture des yeux et ses mouvements suivant les stimuli, puis la réponse motrice et troisièmement la réponse verbale à des interventions extérieures pour savoir vers quel service la personne doit être aiguillée et la qualité de ses fonctions vitales. Ce test indiquant le niveau de conscience de l’individu, la définition de la conscience se précise comme étant la capacité du corps et de l’esprit à « être au courant » de l’environnement et à y donner une réponse appropriée. Au premier stade, ça ne demande ni étude, ni réflexion. Il n’y a pas besoin de réfléchir pour pouvoir répondre à une question simple comme : « Avez-vous soif ? » Encore moins pour réagir si on nous pince. En cas de coma, le corps portera la marque de sa souffrance, mais pas le cerveau. La conscience corporelle est immédiate, on dit qu’elle est spontanée.

L’absence totale de conscience, lorsque plus rien ne répond, est-ce la mort ? C’est le sujet qui occupe actuellement les débats autour de Vincent Lambert. Si nous sommes spontanément conscient de vivre et si l’absence totale de conscience signifie la mort physique sans assistance médicale, c’est a contrario que la vie est dans la conscience que nous en avons.

On admet que dans la vie ordinaire, nous disposons de trois états de conscience. L’état de veille, l’état de sommeil et l’état de rêve. J’ai été surprise que l’état de sommeil soit caractérisé par un état de conscience. Il me semblait au contraire que c’était un cas d’inconscience, au moins dans la phase du sommeil profond. Tous les farceurs vous diront qu’ils ont pu déplacer quelqu’un à son insu jusque dans les situations les plus cocasses ou les plus embarrassantes. Nous pourrons toujours prétendre que nous n’avons jamais voulu poser tout nus sur la fontaine du village, nous aurons du mal à être convaincants…

Toutefois, cette phase d’inconscience ne représente pas tout notre temps de sommeil. A d’autres moments, supposons que nous dormions à côté de quelqu’un et que nous lui tirions la couverture, il va la ramener sur son corps. La conscience n’est donc pas totalement disparue. C’est ce que prouve une étude menée auprès de jeunesmamans. Les vagissements de leur nouveau-né les tiraient du sommeil, alors qu’un fracas de même puissance sonore les laissait indifférentes. Il y avait donc une programmation du cerveau pour une sorte de tri sélectif des bruits. Ce traitement de l’information aurait été impossible à appliquer s’il ne restait pas un minimum de conscience dans le sommeil. D’ailleurs, même quand aucun souvenir ne nous reste, nous savons au réveil si nous avons bien dormi ou non avant de nous rappeler quel jour on est. Le sommeil est donc un état de conscience, fût-ce à l’état de zeste.

D’autre part, pendant le sommeil paradoxal, nous rêvons et le rêve est classifié comme un des trois états de la conscience ordinaire. Nous avons l’impression de vivre ce que nous rêvons. Nous nous rendons compte de ce qui nous arrive, nous nous voyons prendre des décisions etc. Et pourtant, si nous sommes conscients de ce qui se passe dans le rêve, la plupart du temps, nous ne sommes pas conscients que nous rêvons : seul le réveil nous détrompe. Je vous déconseille de rêver que vous êtes aux toilettes par exemple.

Le monde onirique étant de l’ordre de l’image, il est beaucoup plus libre et vaste que ce que nous pouvons vivre dans ce que j’appellerai pour simplifier « le monde réel ». Il est beaucoup plus incohérent et imprévisible aussi. C’est pourquoi les Européens rationalistes n’ont pas été les amis des rêves et l’Église en a fait un sujet de méfiance dont le Larousse médical de 1924 se fait ainsi l’écho :  « Rêve : Désordre psychique à contenu absurde et sans valeur pratique. » Un beugue de la conscience en fait. J’ai même découvert en préparant cette conférence une info scotchante : ce n’est qu’en 1992 que le code pénal dépénalisa l’interprétation rémunérée des rêves, qui condamnait les psychiatres et les psychologues à la même clandestinité que les diseuses de bonne aventure.

A l’inverse, depuis des millénaires, d’autres civilisations ont estimé précieux les messages des rêves. Pour rester chez nous, nommons les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Hébreux. Comme Homère le dit, certains rêves passent par la porte de corne, ce sont des rêves ordinaires qui n’apportent rien à la conscience du rêveur, mais certains rêves passent par la porte d’ivoire, ce sont des messages divins. Ils sont l’expression de la transcendance au service de l’homme dans sa limitation. Ils accroissent la conscience du rêveur et le guident, que les rêves soient divinatoires, ou qu’ils relaient des messages de l’inconscient. Il y a des messages très clairs comme ceux que reçoit Joseph, fiancé puis époux de Marie enceinte. « Ne crains pas de prendre Marie pour épouse » dit d’abord l’ange à Joseph qui se croit cocu. Puis plus tard, on lui signifiera de décamper direction l’Égypte pour cause de massacre des innocents jusqu’à deux ans. D’autres messages paraissaient au contraire obscurs et incompréhensibles au rêveur, il fallait des mages et des prêtres pour en donner la clé. A Dodone par exemple, les malades affluaient de loin à la recherche de songes qui leur ouvriraient les portes de la guérison. On pensait que les rêves et leurs informations d’ordre souvent psychique et inconnue du rêveur ouvriraient la voie à la guérison physique. Par quel moyen ? par un accroissement de la conscience du rêveur.

Au 19ème siècle avec Freud, la psychanalyse est montée à l’assaut des rêves et le médecin a remplacé le prêtre antique dans le travail de l’interprétation. Yung a mis à jour une série de symboles qu’il a nommés archétypes car ils se trouvaient avoir le même sens quel que soit le rêve et le rêveur. Qu’est-ce qui rendait l’archétype possible ? L’inconscient collectif. A la conscience collective répond en effet un inconscient collectif qui remonte à la nuit des temps et permet l’établissement d’une sorte de clé des songes. L’utilisation d’un archétype par un rêveur n’est en rien consciente ou délibérée, cela ne l’empêche pas d’être utile car pour Yung le rêve qui permet l’expression de l’inconscient (collectif et personnel) est une base pour la guérison. La psychanalyse rejoint là les peuples antiques et les chamanes de tous les temps, en considérant que ces rêves communiquent de façon codée des informations inaccessibles à la conscience ordinaire.

L’idée commune est basée sur la conscience : la guérison suit la transformation de l’individu dès qu’il comprend de quoi il s’agit. La prise de conscience libère, tout accroissement de conscience est accroissement de vie. Aujourd’hui, les neurosciences indiquent que les rêves avec leurs symboles et leur caractère décousu sont une production du cerveau droit, dit cerveau de l’âme, par opposition au cerveau gauche rationaliste. La traduction du rêve remet le cerveau gauche dans le circuit. Informé et unifié, le malade guérit. Bien sûr, tous nos rêves ne sont pas des diagnostics ni des ordonnances déguisées, mais les rêves marquants véhiculent des informations utiles à notre évolution ou notre existence. Lincoln avait rêvé qu’il se dirigeait vers un cercueil et que c’était le sien. N’ayant pas tenu compte de cette information pour se protéger, il fut en effet assassiné quelques mois plus tard. On ignore s’il se dirigea post mortem vers son cercueil.

Nos rêves sont donc la plupart du temps comme un film dont nous sommes les héros passifs, mais ce n’est pas le cas de tous les rêves puisqu’il existe une catégorie de songes qu’on nomme rêves lucides. Dans ce cas le rêveur est doublement conscient : il est conscient de ce qui se passe dans son rêve, et aussi qu’il est en train de rêver. Cela lui permet d’intervenir et même de conduire son rêve, il devient l’auteur de l’histoire onirique. Le chamane de Castaneda lui a montré comment utiliser cet art de rêver pour aller se promener dans d’autres mondes. On peut s’en servir aussi pour se guérir. Par exemple, si nous nous voyons en train de regarder quelqu’un mourir sans l’aider, nous pouvons diriger la suite ou un autre rêve de même ordre vers un sauvetage. Comme il est admis que dans la grande majorité des cas, chaque personnage de nos rêves ne renvoie qu’à nous, si nous nous sauvons nous-mêmes, ce ne peut être que positif.

Du rêve passif au rêve actif, ou si vous préférez, du rêve ordinaire au rêve lucide, il y a une différence de degré de conscience. Cela nous est un indice que plus de conscience amène plus de lucidité, lucidité qui permet plus de compréhension et d’amour pour plus de vie. Nous pourrons le vérifier dans le troisième état de conscience.

Le troisième état de conscience, c’est celui où nous reconnaissons tous que nous sommes conscients. C’est notre conscience quand nous sommes éveillés. Dans cet état, normalement nous sommes au courant de ce que les cinq sens nous donnent, de ce que nous pensons et faisons. Je dis normalement parce que si nous vérifions bien, c’est loin d’être notre cas, nous sommes souvent absents, il n’y a pas d’abonné au numéro que la vie compose, le nôtre. Pour reparler de Castaneda, don Ruiz lui avait demandé de pouvoir restituer toute sa journée dans les moindres détails. Après cette lecture, je m’y étais essayée… un petit moment avant de me décourager. Je devais fournir un effort pour me souvenir de pans entiers de ma journée et certains moments étaient définitivement sortis de ma conscience. Si tel était le cas, c’est peut-être qu’ils n’avaient pas été vraiment conscients dès le départ. Pourquoi ?

Premièrement, à cause du principe du moindre effort. Nous mettons en place dès notre plus jeune âge et en toute innocence des stéréotypes qui nous permettent d’être adaptés aux situations que nous rencontrons. Le bébé cherche et teste des comportements, et il retient ceux qui sont les plus efficaces au regard de ce qu’il désire, sans le moindre calcul ou duplicité. Au cours de notre vie nous continuons à développer des mécanismes pour nous épargner des efforts. Par exemple, lorsque nous enfourchons un vélo, au début, nous devons apprendre avec conscience et application. Nous devons y faire attention. Le soir, nous ne risquons pas d’avoir oublié ce moment. Mais vingt ans après, il est possible que nous oubliions avoir fait du vélo pour jeter une lettre à la boite parce que pédaler n’est plus une action consciente mais automatique. Regarder avant de traverser est normalement aussi un automatisme et c’est heureux, ça a dû nous sauver la vie ! Il ne s’agit donc pas de condamner nos automatismes mais d’en prendre conscience pour les remettre dans le périmètre où ils nous sont utiles.

Car si les automatismes sont bien pratiques, ils font de nous des automates, c’est-à-dire qu’ils activent des mécanismes répétitifs et sans conscience. Voilà leur danger. Tout le temps que nous sommes en fonctionnement automatique, nous ne sommes pas présents à nos vies et le soir, le test de la restitution est difficile. Si ces automatismes ne se mettaient en route que d’une façon épisodique, utile et ciblée, tout irait pour le mieux, mais en fait, nous laissons les automates prendre pas mal de pouvoir dans nos journées sans nous en rendre compte. Par exemple, dans certaines situations, nous sentons devoir activer le boute-en-train, ou le matamore, ou l’ingénue, etc. Vous allez me dire que ce sont des personnages de comédie. En effet. Ils étaient typés, archétypés même et leur nom suffisait à évoquer toute une série de mécanismes particulièrement visibles dans la commédia dell’arte, ce qui formait un canevas bien pratique pour l’improvisation théâtrale. Quand il y a sur l’arène du cirque un Pierrot, un Arlequin et une tarte à la crème, où va la tarte à la crème ?

Dans notre quotidien, nous ne sommes ni aussi drôles, ni aussi caricaturaux, mais nous avons des personnages aux réactions préinstallées pour diverses situations. Parfois ils se relaient les uns les autres à toute allure et tous, en nous mettant en pilotage automatique, nous privent de notre conscience de vivre. Car la conscience, qui est attention et présence, n’est jamais ni répétition ni absence. Le matin dans les transports, c’est bien souvent un automate qui piétine sur le quai, l’esprit ailleurs et du son dans les oreilles, puis dans nos activités, nous enfilons le rôle de l’activité. Que dirions-nous d’un dentiste qui se comporterait comme une assistante maternelle? Il vaudrait mieux partir en courant ! Le soir quand nous sommes fatigués, nos interlocuteurs habituels ont droit à des réponses dites machinales, c’est-à-dire au sens propre, des réponses de machine, sans conscience ni attention à ce qui nous a été dit. Finalement, avant de nous coucher, nous ne nous souvenons pas de grand-chose. Nous avons laissé les automatismes nous voler la journée en prenant notre place.

Nos automatismes étant privés de conscience peuvent aussi aboutir à l’effet inverse de notre intention première qui est de nous faciliter la vie. Le professeur par exemple mettra automatiquement en activité la voix, la posture et la pensée du prof devant ses élèves, et c’est sans doute juste. Mais si le personnage lui plaît, il le gardera en faisant les courses et à table avec ses amis, sans attention pour la jeune femme assise à ses côtés qui aurait peut-être préféré un autre personnage. Nous avons aussi des fonds de commerce émotionnels envahissants. Le colérique sort ses automatismes de colère à la moindre occasion par exemple.

Le pire est que non seulement nos rôles pré-installés peuvent se succéder, mais qu’ils peuvent se coaliser. Par exemple, le rôle de victime ou de dépressif se surajoute et colle à l’amoureux, l’ingénue ou l’avare, etc…. Dans un cours d’improvisation au théâtre, on tire des papiers avec ces rôles et ces personnages, et personne n’a de mal à mettre en scène l’avare colérique ou l’amoureux dépressif. Par contre, dans la vie, nous ne nous rendons compte de rien. Sans aucune distance avec cet empilement d’automatismes conditionnés depuis le premier âge, nous ne les voyons pas. Comment le pourrions-nous ? Notre attention a l’habitude de regarder dehors et pas dedans. Voulons-nous un petit test ? Je vais vous poser une question, vous avez trois secondes pour y répondre. Voici la question : quel est votre personnage interne de prédilection ? Qu’est-ce qui déclenche préférentiellement nos réactions mécaniques et automatiques ? 1,2,3. Si vous n’avez pas trouvé, c’est que vos automatismes ont pris le pas sur la conscience. La sagesse sera de s’en alléger.

Une deuxième raison pour laquelle notre état d’éveil ordinaire n’est pas forcément habité de conscience, c’est la raison contraire de la précédente. Après l’absence, l’encombrement. Nous ajoutons à la perception pure de ce que nous donne le moment présent une prolifération conceptuelle, pour reprendre une expression de Bouddha. Par exemple, nous voyons madame Michu un court instant, mais nous ajoutons aussitôt à cette vue ce que nous en savons, et ce que nous en pensons, le cadre dans lequel nous la rangeons, si bien que madame Michu n’est plus tout à fait madame Michu, mais notre madame Michu. Il n’y a donc plus une seule madame Michu, mais autant que de personnes qui la connaissent peu ou prou. Or de quoi est fait notre filtre ? De concepts, de souvenirs et de conditionnements passés, qui nous privent de la pleine conscience du présent tout en nous cachant la vraie madame Michu. Il nous faut ici aussi faire le ménage dans nos façons de percevoir et apprendre l’attention juste et fraîche.

Pour reprendre l’expression du philosophe Husserl, il faut « revenir aux choses-mêmes ». Cette injonction nous ramène à nos cinq sens qui nous donnent la faculté de percevoir la vie, de nous en rendre compte, d’en être au courant. Toutefois Epicharme, élève de Pythagore et philosophe grec avant Socrate, avait remarqué que ce n’est pas l’œil qui voit ni l’oreille qui entend, mais la conscience par le truchement de l’organe visuel ou auditif. Si l’œil voit et que l’esprit ne le sait pas, à quoi ça sert de voir ? D’ailleurs, nous savons tous très bien qu’on peut dissocier l’organe de la conscience, particulièrement quand le stimulus sensoriel est désagréable. Les riverains d’un aéroport finissent par ne plus entendre vraiment le bruit des avions, sauf circonstance particulière. La surenchère dans les supports publicitaires ne dit pas autre chose : nos yeux ne suffisent pas à voir, il faut que notre conscience accorde à ce qu’ils voient un minimum d’attention. Pour la capter, les vendeurs en sont venus à éclairer et faire clignoter les panneaux de pubs dans le métro au prix de 7000 kw par an, soit paraît-il la dépense moyenne de trois familles. Plus communément, nous avons tous au moins une fois fait l’expérience de chercher un objet qui se trouvait sous notre nez – ou même dessus ! sans que la connexion neuronale ne nous en ait informés. La conscience demande de l’attention.

Donc, sans conscience, l’organe ne sert à rien et réciproquement : sans organe, la conscience n’est pas nourrie. Bouddha dit : « La conscience, c’est la conscience de l’œil, la conscience de l’oreille, la conscience du nez, la conscience de la langue, la conscience du contact kinesthésique et la conscience de l’organe mental. «  Si nous entendons mal, notre conscience auditive souffre de ce mauvais support, en tout cas, elle en est limitée car elle est conditionnée par la qualité de notre oreille. On pourrait dire la même chose des autres sens : l’anesthésie chirurgicale est justement faite pour ça : en supprimant les supports de sensation de la douleur, on éteint la conscience de la douleur. Ce sont des consciences relatives à leur condition dans la matière et chaque fois qu’on améliore notre condition physique, on rend service à la conscience. Dans l’autre sens, ces consciences dépendantes des organes disparaissent dès qu’ils s’éteignent ou qu’on n’y a pas recours, elles ne sont pas durables, sauf cas pathologiques de mémoire dans le cas de membres fantômes. Quand nous mourrons, ces consciences s’éteindront nécessairement, faute de leur organe support. En attendant, où est-elle ?

J’ai été surprise en apprenant que Bouddha distinguait en plus des cinq consciences qui reposent sur nos sens, la conscience de l’organe mental. Pourtant les médecins urgentistes utilisent bien la réponse verbale comme test de niveau de conscience dans l’échelle de Glasgow, ils sont donc d’accord avec Bouddha. Mais pour Bouddha, il ne s’agit pas seulement d’être au courant de stimuli extérieurs (comme des questions et des réponses) mais aussi de nous rendre compte de nos pensées internes (chansons, musiques et imagerie). Tout ça se trouvant dans notre tête, en suivant la même logique, on dira que le cerveau est l’organe de la pensée ou son support. Et justement, des chercheurs d’Harward ont découvert en 2016 une région du cerveau atteinte chez la plupart des individus en état végétatif qu’ils avaient étudiés : le tegmentum pontique. Bouddha opérait un distingo entre la pensée et la conscience que nous en avons, devons-nous le suivre ou au contraire devons-nous emboîter le pas aux matérialistes qui affirment que la conscience naît du cerveau ?

Cette dernière affirmation rencontre plusieurs objections. La première est qu’on découvre aujourd’hui que les plantes ont une conscience, et même une intelligence, or elles n’ont pas de cerveau. Pour nous en convaincre, j’ai tiré les quelques exemples suivants du livre de Didier Van Cauwelaert Les émotions cachées des plantes. Sans doute savez-vous que certains arbres rendent leurs feuilles amères quand des antilopes se mettent à les manger, à tel point qu’elles trouvent ça immangeable. Si la conscience est « la connaissance de l’environnement pour y apporter une réponse appropriée,» pour reprendre les dictionnaires médicaux et philosophiques, ces arbres ont une conscience. Une conscience collective qui plus est, puisque leurs congénères alentour, informés, se mettent à produire le même condiment pour assaisonner leur feuillage.

Et comment nommer l’opération par laquelle la plante se prépare à l’avance (pardon pour le pléonasme) à donner une réponse appropriée à une modification future de l’environnement ? On dit qu’un homme averti en vaut deux, apparemment, une passiflore aussi. La passiflore est une plante grimpante, du moins dès qu’elle trouve un support pour grimper. Chez ma fille, n’ayant pas réussi à s’agripper au mur, elle a traversé le sentier pour grimper dans l’arbre en face. Donc, des scientifiques facétieux ont proposé un tuteur à la passiflore, puis ils l’ont ôté pour le déplacer à une certaine distance dans une certaine direction. A peine la passiflore s’était-elle adaptée à ce changement qu’ils ont répété exactement l’opération, obligeant la passiflore à en faire autant, et ainsi de suite. A la fin, lassée, la passiflore a poussé sa tige directement à l’emplacement futur du tuteur en sautant l’étape qui lui était proposée. Autrement dit, elle a déjoué le scientifique, elle a anticipé son action.

Alors, et nous ? Nous qui nous montrons parfois incapables d’anticipation, nous qui par exemple avons laissé nos mers s’empoisonner de plastique sans l’avoir aucunement prévu ? Nous, qui non seulement n’avons pas su anticiper, mais qui nous montrons même inaptes à réagir à la situation présente, incapables de nettoyer les mers. Même manque de conscience et d’anticipation avec l’accumulation de déchets nucléaires dont nous ne savons que faire, ou même de nos déchets ordinaires dont nous cherchons à nous débarrasser dans des pays décharges. Qu’allons-nous faire maintenant qu’ils commencent à nous les renvoyer ? Et que dire de notre surenchère de consommation qui ruine la terre, notre seule maison ? Il n’y a qu’une réponse : nous sommes moins conscients, moins intelligents qu’un légume…

Il faut donc admettre que selon toute probabilité, le siège de la conscience n’est pas le cerveau puisque des plantes sans cerveau sont douées de conscience, et puisque nous, qui possédons un cerveau, nous manquons de conscience. Je ne parle pas de conscience morale, encore que ça se rejoigne ici, mais simplement de conscience des choses, de leur intégration dans nos données. La théorie qui veut que la conscience émerge du cerveau est donc forcément mise à mal. Si la conscience n’est pas dans le cerveau, comment pourrait-il la produire ?

Une deuxième raison contredit ce postulat : c’est la neuroplasticité du cerveau. Nous sommes capables de modifier l’agencement et l’état de nos neurones pour modifier nos pensées. C’est d’ailleurs le sens de toute pédagogie et la raison de la répétition inhérente à tout enseignement : si les neurones sont plastiques, ce ne sont pas du chewing-gum. Mais quand même, intellectuellement, à quoi servirait l’enseignement si le cerveau ne pouvait jamais l’intégrer? Et expérimentalement, quel profit pourrions-nous tirer de nos erreurs si la conscience était définitivement bloquée à un certain niveau dans un cerveau pétrifié ? Parfois, comme le prof rabâche, la vie bégaye . Son école nous replace devant le même problème pour que la répétition à un moment fasse évoluer notre activité neuronale et nous permette d’autres choix et d’autres comportements. Il est chanceux le corbeau de La Fontaine, qui
              « Honteux et confus,
              Jura mais un peu tard
              Qu’on ne l’y prendrait plus ».
Il est chanceux s’il a compris dès le premier fromage qu’il ne fallait pas céder à la flatterie. Toutefois, nous n’étions pas là quand la situation s’est représentée. Peut-être a-t-il eu lui aussi besoin de plusieurs leçons pour que sa lucidité et sa conscience grandissent…

Nous savons aussi maintenant par les travaux des neurosciences que lorsqu’une pensée nous arrive, elle est en retard. On a pu le démontrer en présentant de façon aléatoire à des cobayes des photos plus ou moins choquantes ou agréables. Les réactions de notre organisme (accélération cardiaque, stress musculaire) se produisaient avant que les images ne soient montrées, sans aucune erreur sur le contenu de l’image. Notre cerveau ne serait-il qu’une chambre d’enregistrement ?

Il est donc prudent de conclure avec Bouddha que la pensée n’est pas la conscience. Le juré doit se prononcer en son âme et conscience, pas en son âme et cerveau, parce que la conscience est pure en elle-même, au contraire de notre cerveau rempli d’idées tordues, admettons-le. Le jeune homme qui refusait le service militaire était dit objecteur de conscience. Qu’aurait pu être un objecteur de cerveau ? Ainsi, nos exactions nous pèsent-elles, nous avons dès lors quelque chose sur la conscience, ou encore mauvaise conscience, nous nous sentons mal. Pire, comme elle n’a pas de lieu, il est impossible de se cacher devant elle. C’est ce que dit Victor Hugo au sujet du meurtre d‘Abel, dans ce vers célèbre : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

La région du tegmentum pontique est donc probablement nécessaire à l’activation d’un cerveau qui pense, mais de même qu’il faut que quelque chose se rende compte que l’œil voit pour qu’on voie, de même il ne suffit pas que le cerveau s’active, il faut que quelque chose se rende compte qu’on pense. Si la conscience de l’œil n’est pas dans l’œil, la conscience de la pensée n’a pas davantage de raison d’être dans le cerveau. Au cas où nous en douterions, répondons à cette question : si nous ne pensons pas, est-il possible que nous ayons conscience que nous ne pensons pas ? D’où vient-elle ? Où est-elle ?

Je m’avisai alors que Wikipédia avait écrit en toutes lettres : « La conscience est un lieu abstrait, car impossible à localiser quelque part dans le corps. » Par exemple ! Un lieu abstrait est-ce encore un lieu ? En tout cas c’est sans forme, puisque toute forme nécessite un lieu pour se manifester. Du coup, si ce lieu est sans forme, il est donc forcément sans limitation puisque toute limitation lui donnerait une forme : la mer est immense mais le ciel, la plage et les fonds marins la limitent et lui donnent forme. Par conséquent, en suivant simplement cette définition, nous devrions expérimenter l’infini. Dans nos états de conscience ordinaire, ce n’est pas le cas.

Car pour être non localisable, il est quand même évident que ce lieu est localisé en chacun de nous : nous avons chacun une perception unique du monde et il n’y a pas deux madame Michu. En réalité, nous formons des supports de conscience qui se comptent par milliards de trilliards depuis des millénaires, nombre encore plus astronomique si on prend en compte tous les êtres doués d’un degré de conscience différent du nôtre, comme les animaux et les plantes. J’oserais ajouter les pierres, parce que les chamanes le disent unanimement et que logiquement, je ne vois pas comment il serait possible qu’elles fassent bande à part. D’autant que leur structure est faite comme d’atomes comme la nôtre. Comme je l’ai déjà dit, quand un être meurt, qu’il soit plante ou humain, la conscience qui le traverse perd son support. Sous sa forme relative à l’être qu’elle animait, elle disparaît, on pourrait dire qu’elle meurt. Mais grâce à Bouddha et à Wikipédia, nous savons désormais où elle va. Elle retourne simplement au sans forme, au vide plein des sciences quantiques. Pour ces physiciens qui rejoignent les Anciens, l’univers est traversé de conscience, ou d’énergie, dite justement énergie du vide, sans forme, donc sans limite.

Cela signifie qu’au-delà des trois états de conscience ordinaire, il existe un quatrième état de conscience. Nous ne sommes pas seulement un petit peu conscients d’un petit peu de chose pendant un petit peu de temps, mais la conscience universelle, atemporelle, infinie. Car on ne peut pas dire que le soleil enverrait des rayons qui ne seraient pas lui, et pas complètement lui. Si on pouvait attraper un rayon et remonter jusqu’à son origine, on ne trouverait aucune rupture sur le chemin. La goutte d’eau de l’océan contient en elle toutes les informations de l’océan, et nous-mêmes nous savons maintenant grâce à l’ADN qu’on pourra nous reconstituer à partir d’une rognure d’ongle. Donc, si nous sommes les rayons de la conscience, nous sommes complète conscience.   Comment se fait-il que nous ne nous en apercevions pas ?

Dans l’histoire, de nombreuses témoins partout sur la terre l’ont proclamé pourtant et chez nous, Jésus déclare : « Mon père et moi nous sommes Un. » Cette puissance extrême lui permet de faire des miracles et de rester libre d’aimer au moment de sa mort. Il ne doit pas cette liberté à son pouvoir, à ce fait qu’il dispose de tout l’univers, et qu’il peut demander à une montagne de se jeter dans la mer, non. Il est libre d’aimer parce qu’il n’est plus là en tant que personne suppliciée. Cette personne a disparu. Cette seule phrase nous le révèle. Elle nous dévoile la condition pour entrer dans la Conscience avec un grand C : si le Père (1) plus Jésus (2) sont Un, c’est qu’il y en a un des deux qui s’est effacé. Lequel ? Seul celui qui est effaçable.

Mais comment s’effacer ? Comment découvrir la Conscience ? Bouddha et les Védas ont longuement réfléchi à cette question, mais nous pouvons trouver aussi des réponses chez nous. Le Christ appelle la Conscience le Royaume des Cieux, et cela nous donne deux indications précises. En effet, il n’y a rien de plus spatial que le ciel qu’on ne peut délimiter. Et que dire du mot Royaume ? C’est le lieu où s’exerce la loi et le pouvoir de ce royaume. Remastérisons l’expression, « Royaume des cieux », ça devient : pouvoir et loi de l’espace infini. Miam miam ! Alors, qui nous y mènera ?

Jésus déclare dans l’évangile de Luc : « Et on ne dira point : voici, [le Royaume des Cieux] est ici; ou voilà, il est là; car voici, le Royaume des Cieux est au-dedans de vous. » Autrement dit, l’espace infini est au-dedans de vous. Rien ne peut être à l’extérieur de cet espace car s’il y avait un extérieur, c’est qu’il y aurait une borne et l’infini ne peut être borné. Rien ne peut donc être à l’extérieur de nous. Mais nous, nous n’avons pas pris la mesure de ces informations et notre conscience reste habituellement tournée vers les trente six mille choses qui se passent et qui passent. Et qui se passent où ? A l’extérieur de nous.

Ignorant une direction, nous ne regardons que dehors et fascinés par le bruit, nous oublions le silence. Nous sommes non pas conscients, mais conscients de. Nous construisons notre histoire exactement comme un roman à la première personne, ce que les linguistes appellent focalisation interne. Du coup, coincés à notre poste qu’on peut nommer « je » pour plus de simplicité, notre point de vue est localisé et limité à notre petit corps. Alors les autres corps, les émotions, les distances, les cultures et les pensées, tout nous sépare de tout. Nous pensons être le centre heureux ou malheureux d’un tout petit monde au milieu de trilliards d’autres centres et nous essayons tant bien que mal de tirer notre épingle du jeu…

Si nous voulons découvrir la pleine conscience, il y a un moyen simplissime. Puisque le chemin que depuis notre naissance nous avons parcouru sans nous en apercevoir ne va que dans un sens, ça nous indique très clairement la seule chose que nous ayons à faire. Demi-tour. Comme Dieu le dit à Abram : « Retourne vers toi-même. » Sur le temple de Delphes, il était écrit aussi : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Il ne s’agit pas d’aller chez le psy, c’est une autre face de nous-mêmes qu’il nous faut rencontrer, celle qui n’en a pas. En fermant les yeux, en retournant tranquillement notre conscience vers l’intérieur, que découvrons-nous donc ? Rien ? Non, ce n’est pas rien, puisque nous y sommes encore, mais c’est un espace – les cieux nommés par Jésus, sans forme ni pensée ni perception.

Et pourtant, nous éprouvons le sentiment d’être que les Hébreux appellent la Présence, ou Je Suis. Parce que d’évidence, cette présence était là avant nos perceptions ou nos pensées, et elle y sera encore après, elle est invariable. Nous, nous glissons vite, il faut nous entraîner à nous caler dans l’instant qui nous est donné là, ni avant ni après pour apprendre aussi à être présence. Il faut apprendre à être attentif à l’espace suspendu entre deux souffles, au hiatus entre deux pensées, au bâillement entre deux agitations. Deux agitations? Simplement deux quelque chose pour trouver le Un sans visage.

Il est dit que le chercheur trouve. Il trouve – s’il disparaît à temps, sinon, il reste dans le deux – il trouve que le Un est sans visage mais qu’il habite aussi tous les visages. Ramesh Balsekar disait : Tout est conscience. Animés de la même énergie que les étoiles, profitons du pouvoir que nous avons de nous tourner vers l’intérieur. Devenons conscients de l’unique Conscience qui se regarde en tout. Jeu de miroir et d’amour, danse cosmique, extase. Toujours à l’abri dans le sein clair de la lumière, redécouvrons notre véritable nature et notre origine : pure conscience. Et puis, exultons d’être.