C’est avec émotion que je renoue maintenant avec la série des dîners conférences inaugurée l’an dernier. Une émotion marquée par l’intérêt pour l’émotion et les émotions puisqu’elles sont le sujet d’aujourd’hui : le pouvoir des émotions. Que sont-elles ? Quelles sont-elles ? Quel est leur pouvoir ? S’agit-il d’un pouvoir qu’elles ont sur nous, ou sont-elles à notre service ? D’ailleurs est-il possible d’avoir pouvoir sur nos émotions ? Comment ? Pourquoi faire? Vaste sujet dans lequel nous allons entrer par l’étymologie.
Pour visionner la conférence:
https://www.youtube.com/watch?v=xwSA6_avCNU
https://www.youtube.com/watch?v=NBIW7FTRTVY.
Que nous raconte donc l’étymologie sur les émotions ? La racine du mot « mot » nous ramène au latin motus, qui signifie bougé, non pas le mouvement actif, mais le mouvement passif, subi : qui est bougé, mis en mouvement, qui est mu, é-mu. Tiens tiens, mu comme bougé, é-mu comme é-motion… que dit donc ce préfixe ? Il parle aussi du mouvement : il dit « hors de, vers l’extérieur ». Etre é-mu, c’est avoir une é-motion, c’est à dire « subir un déplacement hors de » ; l’étymologie répond donc immédiatement à ma question dans l’introduction : « avons-nous un pouvoir sur nos émotions ? » en disant non. Nous n’avons pas de pouvoir sur les émotions, nous sommes bougés. Merci les amis, la conférence est finie, j’en ai été ravie. Ah ! Mais minute, minute, nous n’avons pas tout vu ! Et la fin du mot alors ? Voyons si elle peut nous éclairer. Le suffixe -tion indique l’action ou son résultat. Or il n’y a pas d’ac-tion sans ag-ent, sans quelqu’un ou quelque cause pour la faire: pas de libération sans libérateur, pas de perturbation sans perturbateur. L’émotion résultat passif, nous ramène à l’émoteur, au moteur de ce mouvement de sortie. Qui est cet émoteur ? est-ce nous ? En ce cas la logique exigerait que l’émotion soit positive, exclusivement positive, n’est-ce pas ? Puisque nous sommes les sujets de nos émotions, il devrait aller de soi que nous ne nous voulons que du bien… mais est-ce vraiment notre expérience ? Quel est ce mystère ? Y aurait-il des « agents », acteurs secrets qui agiraient à notre insu et qui voudraient notre malheur?
Pour les Grecs, la réponse est oui, et les agents sont démasqués. Ce n’est pas de notre faute : ça vient des dieux. Les Grecs nous ont laissé l’information dans le mythe de Pandore. Voici l’histoire. Vous vous souvenez sans doute qu’un jour Prométhée, dont le nom signifie « qui réfléchit avant » avait volé le feu aux dieux. Cet acte eut des conséquentes incalculables, pour lui d’abord qui fut supplicié attaché sur son rocher, et pour les hommes en général, vu que cet acte déclencha la guerre totale entre eux et les dieux. Pour comprendre la raison de cette colère des dieux, il faut penser en termes d’énergie : voler le feu aux dieux, c’est voler le feu céleste, il n’y a pas plus transparent ! Le vol s’accompagne de recel et de jouissance du bien, et le feu céleste peut désormais descendre dans le corps de l’homme par la tête pour s’unir au feu de la terre, fusion du yin et du yang pour les taoïstes, noces du ciel et de la terre pour la bible, lieu de transmutation de la matière pour les alchimistes. Le pouvoir donné par cette turbine est si énorme que les petits dieux de l’Olympe avaient de quoi se faire du souci.
Heureusement pour eux, Prométhée le sage avait un frère insensé du nom d’Épiméthée, l’homme qui réfléchit après l’action. Ce serait donc lui la tête de pont de la catastrophe. Les dieux mirent au point une machine infernale destinée à perdre la race humaine : ils firent à partir d’argile et de limons une sorte de poison à l’apparence de femme, pernicieuse merveille qu’ils parèrent de toutes les qualités et de certaines torsions. Elle se nomma Pandore, celle qui a reçu tous les dons. Cette cousine d’Eve fut envoyée par Zeus à ce benêt d’Épiméthée en cadeau de noces, avec pour dot une boite à n’ouvrir sous aucun prétexte (comme cet arbre du Paradis au fruit interdit). Sans méfiance envers cet ennemi pourtant juré de la famille, Épiméthée épouse la belle Pandore. Un jour, l’infiltrée, taraudée de curiosité, entrouvrit la boîte. Et tous les maux du monde s’en échappèrent : par exemple la maladie, la guerre, la misère, la folie, le vice, la tromperie, la passion et l’orgueil. Pandore referma le couvercle au nez de l’espérance. Fin de la guerre, triomphe de l’Olympe, destin de fatalité pour la race humaine, disparition définitive du paradis.
Voyons de plus près ces armes de destruction qui nous atteignent aussi à titre personnel puisque nous appartenons à la race humaine. Toutes proviennent des émotions négatives : si nous devions relier ces maux (maux et mots) placés dans une colonne à une autre constituée de nos diverses émotions négatives, nous n’aurions pas de peine à réussir ce petit jeu. Dans l’une : maladie, guerre, misère, folie, vice, tromperie, passion, orgueil, dans l’autre : haine, envie, jalousie, mépris, colère, perversité, tristesse, peur, etc. Par contre les mots amour, joie, liberté se trouveraient dans le petit b de l’exercice : chassez les intrus, car toutes les émotions négatives marquent la séparation entre l’homme et le monde divin de l’Amour et de la Lumière, elles sont l’inverse du vol de Prométhée qui permettait l’union. C’est en cela qu’elles sont une arme d’extermination, à commencer par la nôtre.
C’est pourquoi les médecins se sont intéressés depuis longtemps aux émotions. Le Grec Hippocrate auquel notre médecine occidentale est directement redevable, pensait que les émotions avaient une cause physiologique : notre émotion principale, ce que les Chinois appellent notre ciel intérieur, dépend selon lui de l’équilibre et de la qualité de l’humeur, c’est à dire du fluide du corps, qui lui est reliée. Ainsi celui qui a trop de bile noire est mélancolique et atrabilaire, le sanguin, est prompt « aux coups de sang » ; instable et rougeaud, il ne peut être soulagé que par la saignée dont Molière a beaucoup moqué l’obsession. Le colérique et le flegmatique complètent le tableau. Ce n’est pas une peccadille que cette étude sur les émotions parce que vous voyez que ce sont elles qui déterminent notre caractère, et même plus encore, notre personnalité. Tout dérèglement dans nos émotions entraîne donc une altération de notre personnalité. Au 19ème siècle la psychiatrie naissante a renouvelé cette approche pour tenter de guérir ses malades mentaux et aujourd’hui, les recherches médicales attribuent par exemple à des dérèglements hormonaux certains de nos problèmes.
En Chine, la question des émotions a aussi intéressé les taoïstes. Pour eux comme pour Hippocrate, les émotions sont reliées au corps, non pas aux humeurs mais aux organes. Comme Hippocrate, ils insistent sur la nécessité de l’équilibre entre les participants et sur l’indispensable juste fonctionnement de chacun et comme lui, ils les soumettent au flux du temps et des saisons. Enfin, ils ont ordonné comme lui les émotions dans le corps en attribuant à chaque organe des émotions positives et négatives différentes. Vous êtes prêts pour un rapide tour d’horizon de nos organes et de nos émotions ? Je laisserai un instant de silence entre chaque organe pour notre observation personnelle.
Commençons par le poumon. Il est le siège du courage et de la loyauté intérieure mais on peut l’encrasser. Vous êtes triste ? C’est le poumon. Morose ? Le poumon ! Le désespoir est votre compagnon ? Le poumon ! Vous manquez d’enthousiasme ? Le poumon vous dis-je ! (Silence)
Passons aux reins. Les reins sont les réceptacles de votre douceur et de votre bonté, de votre volonté et de votre stabilité. A l’aide ce cette jauge, est-ce que vous pensez avoir les reins solides ? Si vous n’êtes pas sûr de vous, peut-être reconnaîtrez-vous dans votre vie ou votre histoire familiale ce qui a pu les affaiblir : des traumatismes, des peurs de toutes sortes allant de la légère inquiétude à l’anxiété, à la panique qui soudain empoigne et affole, au stress qui tyrannise… (Silence)
Passons à un autre test. Aujourd’hui, nous sommes-nous mis en colère ? Rien qu’un tout petit agacement ? Avons-nous boudé ? Avons-nous été irritables toute la journée ? Et là, maintenant, entretenons-nous envers un être ou une situation la moindre rancune ou rancœur ? Évaluons-nous de 1 à 10 (silence) Et que pensons-nous de notre gentillesse en ce jour, de notre indulgence, de notre générosité et de notre ouverture à la créativité et l’abondance ? (silence) Il y a de fortes chances pour que notre évaluation ait été inversement proportionnelle à celle de tout à l’heure ! En tout cas, cela nous indique la santé de notre foie.
Je ne vous apprendrai pas que le cœur est le trône de l’amour et de la joie, tout le monde le sait, d’ailleurs ne dit-on pas rire de bon cœur ? Mais le cœur peut être serré et durci par la haine, par l’impatience et l’intransigeance envers autrui, par la fermeture à l’autre qui égocentre. Alors, qu’en est-il de la santé de notre cœur, nous sommes-nous impatientés aujourd’hui, avons nous jugé l’autre, à quand remonte notre dernier jugement? (silence)
Allez, il reste encore un test, un organe… la rate. Lorsque nous sommes bien plantés en terre, tranquilles et paisibles, elle fonctionne à merveille. Enlevez le T de terre, le T du mot planter, que reste-t-il ? il reste planer. Et si nous planons comme des fantômes déconnectés de notre base, si nous flottons comme des bouchons dans la mer, nous laissons le champ libre au souci, au ressassement du mental, au manque de confiance en la vie : comment faire autrement, n’étant plus ni ancrés ni enracinés ? Alors, plantés, ou planants ? (Silence).
Les taoïstes considèrent comme Hippocrate que l’émotion dominante de nos cieux intérieurs manifestera notre caractère. Notre vie se déroule-t-elle sous un ciel haut, clair et vaste, ou au contraire jour après jour devons-nous composer avec une météo difficile ? Sommes-nous sous le même ciel que Baudelaire dans son spleen quand il nous confie : « Et le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ? ». On nous proposerait alors une balade, des nouvelles rencontres, nous dirions non, merci, une autre fois peut-être… Une autre fois ? Quelle autre fois ? Un trajet qu’on emprunte souvent à travers les broussailles devient bientôt tout tracé et si large qu’il dissuade d’emprunter tout autre chemin. Il est comme un appel. Ainsi de nos connexions neuronales : plus on les emprunte, plus elles se renforcent. Au lieu de la vie, nous allons peut-être avoir envie de rester au lit, et puis de ne plus ouvrir les persiennes, ça s’est vu…
Il en est de même pour toutes les émotions dominantes. Suis-je sujette à l’amertume de la dévalorisation ? Mon cerveau gauche, celui de l’égo, de l’analyse, celui qui interprète, utilisera toute ma journée pour entretenir cette dévalorisation et les connexions neuronales de la dévalorisation seront à chaque occasion plus fournies au détriment des autres. Je mange un bon plat chez des amis ? Ma joie en est empoisonnée parce que je ne saurais pas cuisiner ce genre de recette. Une émission m’intéresse-t-elle, qu’aussitôt je me compare pour m’affirmer que ce n’est pas moi qui pourrait être l’invitée. Je vais à la gym et la honte me prend tellement les autres sont plus souples. Si c’est la colère qui nous tient, la vie nous offrira mille raisons de nous énerver, ne serait-ce qu’à peine sortis du lit, en regardant le temps qu’il fait.
Le premier constat est donc que nous vivons sous le pouvoir plus ou moins tyrannique d’une émotion dominante en général plutôt négative, mais le deuxième constat est aussitôt que cette émotion n’est pas exclusive d’autres émotions. Un train peut en cacher un autre, dit-on. Car les émotions peuvent se superposer, se succéder, toutes sont marquées par l’instabilité. Par exemple en ce premier matin de vacances, nous sommes joyeux. Oui, mais pour combien de temps ? Un bouchon nous coince sur l’autoroute et sous la canicule. Nous voici contrariés, puis en colère puis inquiets des conséquences du retard, et pour finir (ou peut-être même pas pour finir!) nous commençons à ressasser ce problème. Qui a parlé de bonne humeur ?
Toutes ces émotions négatives instables ou moins instables s’entrechoquent comme des ondes, comme des plaques sismiques qui provoquent des tremblements de terre dont nous faisons les frais. Perdant l’équilibre, nous nous trouvons coincés entre les plaques, nous nous cognons à nous-mêmes dans un monde forcément hostile et en même temps nous projetons au dehors nos émotions qui nous reviennent en boomerang. Nous ne faisons plus le poids face au monde, les émotions ont tout pouvoir sur nous tandis que les choses telles qu’elles sont ne nous sont plus accessibles, nous devenons paranos, nous interprétons.
Si elles sont aussi puissantes avec cette capacité de nuire, il vaut vraiment la peine de déceler comment elles arrivent. Première option, les Dieux de l’Olympe. Y en aurait-il une autre ? Oui : les Dieux de l’Olympe. En fait, rejeter la faute sur les Dieux, c’est simplement affirmer que les émotions viennent de l’extérieur de nous. Et n’est-ce pas ce qui se passe ? Dans mes exemples de tout à l’heure, j’ai cité un embouteillage, un bon petit plat, une émission de télé, une voisine à la gym. Une phrase, une personne, une circonstance ou un objet fonctionnent comme des stimuli à émotion. Parfois ce sont des pensées. Mais les pensées sont aussi des stimuli que nous ne maîtrisons guère : évoquons un deuil douloureux, ne serait-ce que par habitude, c’est à dire par un automatisme neuronal que nous avons créé, et bientôt les larmes nous viendront… si nous ne finissons pas par mourir d’amour, l’expression n’est pas de moi.
Mais il y a des terrains, il y a l’hérédité. Ah ! Ça c’est intérieur ! Pas sûr. Une étude récente en Hollande a montré que suite à une famine en 1945, les bébés étaient nés plus petits et maigres, avec des tendances à l’anxiété dans la suite de leur existence : en effet on sait maintenant que les émotions des mères agissent intra-utéro et modifient l’ADN des bébés. D’ailleurs les anciens le savaient déjà puisque aussi bien les philosophes grecs et latins que les anciens Chinois préconisaient que les femmes enceintes vécussent dans le calme et la beauté. Mais ce que l’étude hollandaise a mis en lumière de plus surprenant, c’est que les enfants des bébés de 1945 ont dans une proportion non négligeable les mêmes caractéristiques de poids à la naissance que leurs parents et qu’ensuite ils manifestent la même tendance à l’anxiété qu’eux. En d’autres termes, ce que nous prenons pour une composante personnelle de notre identité pourrait nous ramener à une mémoire plus ou moins ancienne de stimulus extérieur. Jusqu’à quand remonter pour le trouver ? L’étude hollandaise nous dit pour l’instant deux générations, la bible, sept, et les Tibétains, sept fois sept. On n’est pas couchés ! Ainsi s’expliquent en effet l’existence de ce qu’on nommera terrain, de familles de dépressifs ou de rigolos à tel point que parfois les patronymes le désignent clairement, ce n’est pas mon ami Joyeux qui me contredira. Nous naissons avec un héritage émotionnel qui est un flux puissant.
A ce stade de ma réflexion, l’angoisse m’a prise. Comment ne m’étais-je pas aperçue plus tôt du caractère néfaste et pathogène des émotions ? Réponse : j’aime émotionner… Pas vous ? Nous nous ennuierions sans elles. Nous vivons dans la peur de l’agression, mais le soir nous nous installons devant des séries policières ou des films d’horreur, quitte à ne plus oser aller seul faire pipi dans la pièce à côté! Ou à peine remis d’un épouvantable chagrin d’amour, nous nous jetons sur le même genre de personne exactement, ou …, ou…. Mais un jour, cette sorte d’addiction enfantine peut relâcher son emprise, n’est-ce pas ? Alors comment pourrions-nous limiter les dégâts des émotions négatives, sans jeter les positives ?
Le premier conseil que donnent les psychologues du monde entier est celui-ci : exprimez-vous. Comme le dit Esposito : « Tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime ». Si les mamans de Hollande avaient pris la mesure de ce qu’elles avaient vécu et en avaient parlé à leur enfant, cette angoisse transmise aurait pu s’exprimer autrement que dans leur corps. Des études ont montré que beaucoup de cancers du sein touchaient des femmes dont la vie avait connu des épisodes de grande tristesse qu’elles n’avaient pu exprimer, ou qui n’avait pas été entendue. Dire ce que l’on ressent sans attaquer, l’exprimer sur un papier même sans l’envoyer, ça fait du bien.
D’ailleurs, encore faut-il savoir quoi verbaliser, d’où deuxième conseil : soyez vigilant, conscients des émotions qui surgissent et s’installent dans votre vie. Il ne suffit pas toujours de les écarter d’un revers de main si vite que nous ne nous ne les avons pas identifiées, ni à plus forte raison, nous ne sommes conscient de ce qui les a provoquées. Si elles reviennent, comme des enfants qui tirent la robe de leur mère, c’est qu’elles ont quelque chose à dire. Si elles ne sont pas écoutées, comme les enfants, elles se mettront à crier. Écoutons.
Troisième conseil universel des sages : prenez du recul. En effet, les émotions tissent un voile entre le monde et nous et elles le tordent et elles nous déforment à notre propre regard. Comme une glace déformante nous fait un gros nez et de toutes petites jambes, ainsi nous voyons-nous déformés à travers le filtre des émotions. C’est ce voile d’erreur que les hindous appellent maya, et les toltèques mitote. Seulement, si nous sommes au musée Grévin, nous jouons devant la glace avec notre fantaisiste reflet, puis nous nous éloignons sans regret ni inquiétude quant à notre apparence, alors que dans la vie, nous ne voyons pas qu’il s’agit d’une déformation, nous croyons vraie notre illusion de vrai. Nous prenons cette image très au sérieux, et nous restons collés là. Nous sommes entrés dans la névrose. Car qu’est-ce que la névrose sinon atteindre un point où le fait que notre réel personnel nous paraisse plus réel que le réel et devienne ainsi un dysfonctionnement gênant ? Cette constatation que nous avons un grain de folie n’est pas agréable, mais elle induit le remède : revenir au réel, je veux dire au réel réel ! Or je l’ai dit nous sommes persuadés que notre illusion est réelle, sinon, nous ne resterions pas dedans, ça va de soi. Comment faire ? Le miroir déformant nous donne une réponse : ne reste pas devant, fais un pas de côté seulement. Un pas de côté et l’envoûtement du miroir défectueux perdra son pouvoir.
Ce n’est que repousser la question du comment : comment le faire, ce pas de côté ? J’ai lu récemment Les quatre accords toltèques, et le conseil toltèque est le suivant : « N’en faites pas une affaire personnelle ». Puisque les émotions nous viennent de stimuli externes par lesquels nous sommes atteints, changeons notre point de vue : ce dont parlent les stimuli extérieurs concernent les stimuli extérieurs. Si notre meilleure amie nous trouve vraiment moche et vieillie dans ce nouveau manteau où nous avons laissé la moitié de notre paye, ça regarde sa façon de voir ce manteau, et l’amitié qu’elle a pour nous. Ça ne nous regarde pas nous. Si ça se trouve, elle portait un manteau de ce genre quand elle a appris qu’elle était cocue, hein, qu’est-ce qu’on en sait ? Dans le même esprit, Courteline disait que « C’est une volupté de fin gourmet que de se faire traiter d’imbécile par un idiot ». Sans juger autrui, gardons confiance en nous et ne nous laissons pas contaminer.
Pléthore d’études de Russes et d’Américains montrent maintenant que les méditations, la relaxation sont un moyen de faire ce pas de côté. Pourquoi ? Parce que ce sont des aides pour ramener notre esprit dans le présent sans l’interpréter, juste pour le vivre. Dans le ralentissement des pensées, dans l’attention à la sensation, alors les tristesses du passé, les peurs de l’avenir et l’idée que nous sommes quelqu’un de très particulier s’amenuisent, les ondes de notre cerveau changent de fréquence et s’apaisent. La respiration se cale sur la nature et berce l’intérieur de notre corps, les fascias qui enserrent et écrasent nos organes se détendent, et peu à peu tout s’éclaire. Bien sûr une promenade ou même une vaisselle tranquillement lavée feront aussi l’affaire. Un jour, dit un conte hassidique, toute la communauté d’une ville polonaise se rendit sur une colline pour prier Dieu et méditer en sa présence. Toute ? Non ! Dans la cuisine, il restait un homme, cuistot de son métier, qui pour cette raison avait été consigné aux fourneaux. Le soir venu, chacun rentra comme il était parti, en personne ordinaire. Mais ils ne reconnurent pas Samuel, que Dieu avait visité pendant qu’il coupait les choux… Tel est le pouvoir du présent.
Et puis il y a un autre secret si bête et si évident que nous l’oublions, c’est l’amour : si nous nous chérissons, si nous donnons de l’amour à ce qui souffre en nous, nous guérirons. Dans le temps de la méditation ouvrons notre cœur à l’auto-compassion, cessons de nous juger et de nous maltraiter, approchons-nous de nous comme d’un grand blessé : délicatement, gentiment, longuement. Tenons-nous la main, tenons-nous le cœur, tenons-nous le corps, tenons-nous les pensées. Pardonnons-nous, consolons-nous, exprimons-nous. Qu’au moins une personne nous entende ! Agissons ainsi tranquillement mais d’une façon déterminée, et sachant qu’un grand blessé a besoin de plusieurs visites, venons nous voir souvent. Au moins, nous ne serons plus furieux d’être en colère ou chagrinés d’être si tristes…
Et ensuite, ouvrons nos cœurs à la compassion pour autrui, pour notre planète. Ouvrons-nous et cherchons à maintenir cette ouverture toute la journée. Par cette ouverture, nous défocaliserons, c’est à dire que nous ne loucherons plus sur notre petite personne, nous ne verrons plus seulement le miroir et nous tout seuls dedans. Le champ se sera élargi, nous saurons vers où faire le pas de côté : vers la paix, le don et l’attention aux autres.
Revenons encore un instant au mythe de Pandore. Vous avez peut-être été étonnés comme moi que la seule aide pour les hommes, l’espérance, soit restée enfermée au fond du coffre. Était-ce pour mieux nous anéantir ou au contraire enfin un acte charitable, parce que l’espérance nous aurait fermé à jamais la porte de la guérison ? L’espérance folle du poète, n’est-ce pas un nouveau moyen de ne pas faire face à ce que nous vivons dans l’instant présent ? Espérer, c’est attendre, et attendre, c’est projeter l’important dans l’avenir. Le meilleur sera pour demain, voire pour après la mort… Les dictatures et les religions s’en sont servi comme d’une arme de manipulation des masses. L’espérance passive pourrait bien n’être qu’un ennemi de notre bonheur, plus sournois que les autres, de sorte que le mythe de Pandore, comme les sciences actuelles, pourrait déjà nous conseiller de ne pas fuir le présent. C’est un puissant moyen de dépoisonner l’émotion que l’attention au présent.
Un autre moyen est le délai imposé, le fameux « tourne sept fois ta langue dans ta bouche » que nous avons entendu petits et transmis à nos enfants. Ce type qui vient de nous écraser les orteils dans le train et qui s’en fout prodigieusement nous énerve un max. Il y a de quoi. Allons-nous pour autant accepter d’être mis comme on dit, hors de nous ? Tentons un dialogue avec votre colère : « Oui tu as tout à fait raison, chère colère, ce mec est un goujat, c’est clair. Nous allons lui broyer les bijoux de famille dans une minute… mais attends une petite minute. Et pendant cette minute, pensons à autre chose, d’accord ? Ensuite, oui. »Nous lui aurons parlé si gentiment, à notre colère, qu’elle prendra son mal en patience. Et que découvrirons-nous si nous avons vraiment joué le jeu ? Que nous ne sommes plus si en colère que ça, qu’à dire vrai, la colère est quasiment passée. Les IRM du cerveau expliquent la chose : elle n’était qu’une brève excitation de quelques neurones dans une zone restreinte du cerveau, et ça se calme si on n’y touche pas.
Du coup une question se pose : nos émotions sont-elles crédibles ? Devons-nous calquer notre comportement sur leurs injonctions et nous laisser mener par le bout du nez ? Et pire, si notre caractère se définit par nos émotions, qu’est-ce que notre caractère ? Une série de titillements dans une ou l’autre zone de notre cerveau, dont nous n’avons même pas donné nous-mêmes l’impulsion ? En d’autres termes, la science dit elle aussi que notre moi serait plus justement nommé « l’idée d’un moi », voire l’illusion d’un moi. Voilà qui est contrariant… Quoi ? Je ne serais pas moi ? Mais c’est aussi réjouissant, car dans ce cas la fatalité de mon malheur disparaît : il suffit de changer d’émotions, de changer mon moi. N’est-ce pas exaltant ? En tout cas, c’est possible et la science nous y encourage : l’ADN que l’on croyait gravé dans le marbre est devenu plastique puisqu’on sait maintenant que nos émotions le modifient constamment, et de plus les messages chimiques qu’elles envoient entraînent des modifications dites épigénétiques dans la communication interne des cellules, qui nous créent d’instant en instant. Un immense espace de liberté s’ouvre devant nous, chic ! Par exemple, l’angoisse et le stress bloquent l’émission de substances qui diminuent le stress… C’est donc un cercle vicieux, un manège infernal qui se met à tourner.
Et donc, les recherches modernes ont multiplié les méthodes pour mettre cette liberté nouvellement découverte à la disposition du plus grand nombre. L’EFT, thérapie de libération émotionnelle et la kinésiologie utilisent la parole et le corps pour dévitaliser les émotions négatives, relancer nos circuits et les remplacer par d’autres émotions positives. Quelques séances d’EFT et nous serons autonomes dans son utilisation. Le tao enseigne en quelques cours le sourire intérieur et les moyens de chasser les émotions dont nous ne voulons plus à l’aide de sons spécifiques. En effet, si nous revenons à la répartition des organes et des émotions, nettoyer les organes est une façon de nous dépolluer émotionnellement. La fréquence du poumon se rapproche de la fréquence du son « ssssss ». Prononcez « sssss » en vous plaçant par l’intention depuis le poumon et expulsez par le souffle la tristesse qui le pollue. Si vous êtes vraiment vrai, si vous avez vraiment envie de nettoyer cette pollution, cette simple pratique vous nettoiera peu à peu de la neurasthénie, sans nécessiter d’introspection psychologique puisque le corps est une entrée sur l’émotionnel et que tout est interdépendant. Ainsi les laboratoires ont même remarqué qu’une cure de Prozac avait le pouvoir de modifier l’expression de centaines de gènes. De quoi nous donner le courage de nous mettre en route.
Et si rien de tout cela ne nous convient, il reste la bonne vieille solution taoïste dont la pédagogie moderne se rapproche. Il faut favoriser ce qui est bien, ne pas donner d’importance au reste. J’aime bien ce vers de Baudelaire « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses. » C’est un art utile. Donc vous évoquez une minute heureuse, évoquer c’est à dire faire sortir en appelant, pas faire semblant…. Même si cette minute n’est qu’une minute au milieu de semaines de malheur, vous vous la racontez, vous la visualisez, vous la vivez et en même temps vous observez les changements qui se produisent en vous jusque dans votre corps. Là, vous mettez votre attention dans l’endroit du corps qui se sent bien et vous étalez la sensation rien que par l’intention, qui conduit l’énergie. Une petite séance dès le matin vous amènera à descendre du lit du pied droit, devant une merveilleuse journée qui s’annonce. L’émotion négative est d’un grand pouvoir, mais l’émotion positive aussi.
Voilà pourquoi aussi nous pouvons l’utiliser pour programmer ce que nous voulons dans la vie. Partageons un dernier exercice. Que voulez-vous, là, maintenant ? Aller vous coucher ? Visualisez votre lit, sa douceur etc, et projetez-vous dans l’émotion positive que vous allez vivre. Vous y êtes ? dans une demie-heure vous aurez matérialisé votre vœu. Alors, quand vous serez dans votre lit, faites un retour sur maintenant, et sans doute vous sentirez-vous encore plus heureux entre vos draps. Vous pourrez alors faire une nouvelle programmation pour une nuit protégée, de beaux rêves et la possibilité de lâcher vos pensées.
Programmer un événement heureux, une vie agréable et sans souci c’est aussi du ressort de l’émotion puisque quand elles sont positives ce sont elles qui réchauffent et colorent nos pensées. La méthode Coué sans émotion, c’est comme une soupe sans sel. Or, est-ce que nous aimons la soupe sans sel ? Non, eh bien nous savons désormais pourquoi nos programmations ne marchent pas… nous avons la raison de l’échec de nos programmations : si nous n’arrivons pas à aimer vraiment dans notre corps ce dont nous avons envie, comment l’univers ferait-il autrement, lui qui est une caisse de résonance ? Nous en sommes seulement à l’espérer passivement, Pandore a dû laisser s’échapper un bout d’espérance quand même, Et si nous élargissons notre programmation à tous ceux à qui sa manifestation ferait du bien, l’univers étant universellement amical, ça donne encore plus de force à notre programmation.
Par toutes ces pratiques, peu à peu, le cerveau se réorganise et nous sommes de moins en moins les jouets de nos émotions. La balance se met à pencher du bon côté. Ça reste instable mais c’est nous qui prenons le pouvoir sur elles, nous n’avons plus peur d’elles et nous bâtissons une existence agréable. Par le fait, nous la rendons agréable à ceux qui nous entourent, et c’est sûr, la vie nous rendra le sourire que nous lui offrons.
Des émotions maîtresses de nous à la maîtrise de nos émotions le chemin est donc possible. La maîtrise n’étant pas du tout leur étranglement, nous pourrons voir nos émotions surgir sans en être les otages, nous pourrons nous éduquer, nous façonner nous-mêmes comme le potier son œuvre et finir par programmer une vie heureuse. Mais il n’en restera pas moins que ce sera un travail de tous les instants puisque d’une part les émotions sont par nature instables et que d’autre part nous avons à compter avec notre héritage de mémoires émotionnelles négatives et avec les habitudes de notre propre existence.
Au moment de conclure, j’aimerais poser la question : existe-t-il un moyen de trouver un bonheur stable qui ne soit pas émotionnel ? Pour la réponse, je me tournerai vers les traditions des sages. Avez-vous déjà vu un bouddha boudeur ? Au contraire, son sourire a quelque chose d’une béatitude orgasmique. Et chez nous, Jésus a dit qu’il nous donnait sa joie et que nul ne nous l’enlèverait. Nul ni rien. Alors ? De quoi s’agit-il ? Si cette joie là n’est pas du domaine de l’émotion, elle relève du sentiment, de l’évidence. Le sentiment d’appartenir à un univers créé par la lumière et saturé d’amour, un amour qui simplement est, et qui ne ferait pas le tour de nous juste pour nous éviter. Pour nous laisser remplir, il suffirait d’ouvrir les fenêtres. Alors remplis et métamorphosés par cette lumière, nous vivrions l’évidence d’être nous-mêmes aussi une source d’amour au lieu de le chercher partout ailleurs. Une étoile dans le ciel n’est qu’un point entre des milliards de points, mais cela ne l’empêche pas de briller. Ainsi de Jésus, et de Bouddha. Au moment de clore cette conférence, une dernière question me vient à l’esprit : où sont les fenêtres ? Je n’y répondrai pas, vous avez-vu l’heure ?
Pour visionner la conférence:
https://www.youtube.com/watch?v=xwSA6_avCNU
https://www.youtube.com/watch?v=NBIW7FTRTVY.
Françoise Gabriel